LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

Nikolaï Leskov

(Лесков Николай Семёнович)

1831 – 1895

 

 

 

 

LE VOYAGEUR ENCHANTÉ

(Очарованный странник)

 

 

 

1873

 

 

 

 

 


Traduction de Victor Derély, Paris, Albert Savine, 1892.

 


TABLE

I. 3

II. 21

III. 33

IV.. 39

V.. 52

VI. 73

VII. 87

VIII. 95

IX.. 104

X.. 119

XI. 130

XII. 145

XIII. 154

XIV.. 166

XV.. 176

XVI. 188

XVII. 198

XVIII. 203

XIX.. 211

XX.. 226

 

I

Au cours d’une navigation sur le lac Ladoga, tandis que nous allions de l’île de Konévetz à celle de Valaam, nous dûmes, pour les besoins du steamer, relâcher dans le port de Koréla. Plusieurs des nôtres descendirent à terre, curieux de visiter cette dernière localité, où les transporta un vigoureux attelage de petits chevaux finnois. Ensuite, le capitaine se disposa à rembarquer, et nous levâmes l’ancre.

Comme il était naturel après une excursion à Koréla, la conversation roula sur cette pauvre petite ville qui, en dépit de sa respectable antiquité, est bien la plus maussade qu’on puisse imaginer. Tout le monde à bord était de cet avis, et un des passagers émit à ce propos une observation dénotant un esprit enclin à la généralisation philosophique et à la plaisanterie politique : il ne pouvait comprendre, disait-il, pourquoi le gouvernement expédie à grands frais, dans des lieux plus ou moins éloignés, les gens dont la présence à Pétersbourg offre des inconvénients, alors qu’il existe à proximité de la capitale, sur les bords du lac Ladoga, un endroit comme Koréla qui, avec l’apathie de sa population et la morne tristesse de la nature environnante, réunit toutes les conditions voulues pour mater le libéralisme le plus récalcitrant.

— Je suis sûr, acheva ce voyageur, — que la faute ici est à la routine, ou, du moins, à l’insuffisance des renseignements sur la question.

Quelqu’un qui voyageait souvent dans ces parages répondit qu’à différentes époques plusieurs individus avaient été internés à Koréla, mais qu’aucun d’eux n’avait pu résister à un séjour prolongé dans ce pays.

— Un séminariste, en punition de quelque incartade, avait été envoyé ici comme clerc de chancellerie. Dans les premiers temps, le gaillard lutta contre la mauvaise fortune ; il espérait toujours que sa situation s’améliorerait. Mais ensuite il se mit à boire, et l’ivrognerie lui fit perdre l’esprit. Il adressa alors à l’autorité une supplique où il sollicitait comme une faveur d’être à bref délai fusillé, incorporé dans l’armée, ou, si on le jugeait impropre au service, pendu.

— Et quelle suite donna-t-on à cette demande ?

— M… n… en vérité, je l’ignore ; du reste, il n’attendit pas la réponse de l’administration : il se pendit de son propre chef.

— Et il fit très bien, approuva le philosophe.

— Très bien ? interrogea le narrateur, qui devait être un marchand et, de plus, un croyant convaincu.

— Mais certainement ! Du moins, la mort a été un débarras pour lui.

— Comment, un débarras ? Et dans l’autre monde, qu’aura-t-il trouvé ? Les suicidés souffriront toute l’éternité. On ne peut même pas prier pour eux.

Un sourire caustique fut la seule réponse du philosophe, mais contre lui et contre le marchand surgit soudain un nouvel adversaire, un défenseur imprévu du clerc de chancellerie qui n’avait pas attendu la permission du gouvernement pour s’infliger la peine de mort.

C’était un voyageur qui faisait route avec nous depuis Konévetz, sans qu’aucun des autres passagers se fut encore aperçu de sa présence. Jusqu’à ce moment il avait gardé le silence et nul n’avait fait la moindre attention à lui, mais alors tous le regardèrent, surpris, sans doute, de ne l’avoir pas remarqué plus tôt. D’une taille colossale, cet homme avait un teint basané, un visage ouvert et d’épais cheveux frisés auxquels l’âge avait donné la couleur du plomb. Il portait la soutanelle des novices, avec la large ceinture de cuir en usage dans les monastères, et sa tête était coiffée d’un haut bonnet de drap noir. Était-ce un novice ou un profès ? Il aurait été impossible de le dire, car, en déplacement et même chez eux, les moines de ces îles sont loin de porter toujours la calotte et se contentent le plus souvent du bonnet. Notre nouveau compagnon de voyage qui, comme la suite nous l’apprit, était un personnage fort intéressant, paraissait avoir dépassé de quelques années la cinquantaine, mais c’était, dans toute l’acception du mot, un hercule : son extérieur rappelait le héros naïf et débonnaire des légendes russes, le vieil Ilia Mourometz, tel que celui-ci figure dans le beau tableau de Verechtchaguine et dans le poème du comte A.-K. Tolstoï. Il ne semblait guère fait pour porter la soutane ; on se l’imaginait plutôt chevauchant à travers bois, des chaussures de tille aux pieds, et humant paresseusement « l’odeur de la résine et de la fraise dans la sombre forêt de pins ».

Mais, nonobstant cette bonhomie et cette simplicité, il ne fallait pas être fort perspicace pour découvrir en lui un homme ayant beaucoup vu et, comme on dit, « beaucoup vécu ». Parfaitement à l’aise en société, son attitude était aussi exempte de timidité que de sans-gêne, et ce fut d’une agréable voix de basse qu’il prit la parole :

— Tout cela ne signifie rien, laissa-t-il négligemment tomber, mot par mot, de dessous ses épaisses moustaches retroussées à la hussarde. — Je n’admets pas votre opinion que les suicidés ne seront jamais pardonnés dans l’autre monde. Et quant à croire qu’il est inutile de prier pour eux, c’est aussi une erreur, car il y a un homme qui peut, de la façon la plus simple et avec la plus grande facilité, améliorer leur position.

On lui demanda quel était cet homme qui savait améliorer les affaires des suicidés après leur mort.

— Je vais vous le dire, répondit l’hercule en soutane. — Il y a dans l’éparchie de Moscou un petit prêtre de campagne, — un fieffé pochard qui a été sur le point d’être interdit, — eh bien ! c’est lui qui s’occupe d’eux.

— Comment donc savez-vous cela ?

— Mais je ne suis pas seul à le savoir ; la chose est connue de tout le monde dans l’arrondissement de Moscou, attendu que l’éminentissime métropolite Philarète a lui-même été mêlé à cette affaire.

Il y eut un instant de silence, puis quelqu’un observa que tout cela était assez sujet à caution.

Le moine ne s’offensa nullement de cette remarque.

— Oui, reprit-il, — au premier abord, en effet, cela semble peu croyable. Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que vous en doutiez, quand Son Éminence elle-même a longtemps refusé d’y ajouter foi ? Mais ensuite, ayant acquis des preuves certaines du fait, le métropolite a vu qu’il était impossible de le contester, et il y a cru.

Les passagers manifestèrent le désir de connaître cette singulière histoire et, sans se faire prier, le moine commença le récit suivant :

— À ce qu’on raconte, un doyen écrivit un jour à l’éminentissime vladika[1] que le desservant de telle paroisse avait des habitudes d’intempérance qui le rendaient indigne d’exercer le ministère ecclésiastique. Cette dénonciation n’était que trop fondée. Le vladika cita l’accusé à comparaître devant lui à Moscou, procéda à une enquête et, s’étant convaincu que ce prêtre était réellement un ivrogne, il se décida à l’interdire. Le pope en conçut un violent chagrin, il cessa même de boire et ne fit plus que se lamenter : « À quelle extrémité me vois-je réduit ! pensait-il ; maintenant je n’ai plus qu’à me tuer ! c’est la seule chose qui me reste à faire : alors, du moins, le vladika aura pitié de ma malheureuse famille, il me nommera un successeur en lui imposant l’obligation d’épouser ma fille et de nourrir mes orphelins. » Bref, il résolut d’en finir avec la vie et fixa un jour pour l’accomplissement de son sinistre projet ; mais comme, au fond, c’était un brave homme, il se dit : « Allons, c’est bien, je vais mourir, mais je ne suis pas un animal : j’ai une âme, — où ira-t-elle après ma mort ? » Et, à partir de ce moment, sa tristesse devint encore plus amère. Sur ces entrefaites, le vladika rendit une sentence d’interdiction contre le pope reconnu coupable d’ivrognerie. Peu après, en sortant de table, le prélat prit un livre, alla se coucher sur un divan, et bientôt le sommeil s’empara de lui. Dormait-il ou était-il seulement assoupi ? Quoi qu’il en soit, il lui sembla tout à coup voir s’ouvrir la porte de sa cellule. « Qui est là ? » cria-t-il, pensant que c’était un laquais qui venait lui annoncer une visite. Mais, au lieu d’un domestique, s’offrit à ses yeux un vénérable religieux en qui son Éminence reconnut aussitôt le révérend père Serge.

— C’est toi, très saint père Serge ? demanda le vladika.

— C’est moi, Philarète, serviteur de Dieu, fit le visiteur.

— Que veut ta pureté de mon indignité ? reprit le métropolite.

Et le saint vieillard de répondre :

— Je viens solliciter une grâce.

— À qui m’ordonnes-tu de l’accorder ?

Le moine nomma alors le pope qui avait été interdit pour cause d’ivrognerie, puis la vision s’évanouit. « À quel ordre de faits rapporter cela ? se demanda à son réveil le vladika : est-ce un simple rêve, une hallucination, ou une apparition surnaturelle ? » Après avoir longuement examiné cette question, il estima dans sa haute sagesse qu’il avait été seulement le jouet d’un songe. Était-il admissible, en effet, que le père Serge, observateur si rigide de la règle monastique, pût s’intéresser à un prêtre oublieux des devoirs de son état ? Ainsi en jugea le métropolite ; il laissa donc l’affaire suivre son cours naturel et vaqua à ses occupations ordinaires jusqu’à l’heure où il avait coutume de se coucher. Mais à peine se fut-il endormi qu’il eut une nouvelle vision, et celle-ci le rendit encore plus perplexe que la première. Imaginez-vous un bruit terrible… si terrible qu’aucune parole ne pourrait en donner une idée… Au galop défile une foule innombrable de chevaliers ; leurs armures sont vertes, ainsi que les plumes de leurs casques, et leurs montures ressemblent à des lions qui seraient noirs. Un chef au visage hautain les précède ; il est équipé comme eux et tient en main un drapeau où, sur un fond sombre, se détache un serpent ; tous galopent dans la direction qu’il leur indique en agitant cet étendard. Tandis que le vladika contemple avec stupeur un tel spectacle, l’orgueilleux commandant crie à sa troupe : « Tourmentez-les, à présent, ils n’ont plus d’intercesseur ! » et il passe au galop, suivi de ses guerriers ; derrière eux, comme une bande d’oies maigres au printemps, se traînent des ombres lamentables qui toutes inclinent tristement la tête devant le vladika et lui disent d’une voix pleine de larmes : « Fais-lui grâce ! — seul il prie pour nous. » Sitôt levé, le métropolite envoya chercher le desservant ivrogne et lui demanda comment et pour qui il priait. Celui-ci, en présence de son supérieur, perdit contenance : « Vladika, balbutia-t-il, j’officie selon le rite ». Mais, pressé de questions par le prélat, il finit par avouer : « Pardonnez-moi, dit-il ; ayant moi-même une âme faible et me sentant porté au suicide, je prie toujours à l’offertoire pour ceux qui ont mis fin à leur vie et sont morts dans l’impénitence ». À ces mots, le vladika comprit ce qu’étaient ces ombres qu’il avait vues défiler en rêve, pareilles à des oies maigres ; il ne voulut pas réjouir les démons qui avaient hâte de les torturer, et il bénit le pope. « Va, lui dit-il, et ne pèche plus, mais continue à prier comme par le passé », et il le réintégra dans le ministère ecclésiastique. Eh bien ! un tel homme peut toujours être utile aux gens qui rejettent le fardeau de la vie, car, infatigable dans l’accomplissement de son audacieuse mission, il ne cessera pas d’importuner pour eux le Créateur, et celui-ci devra leur pardonner.

— Pourquoi donc le devra-t-il ?

— Parce qu’il est écrit : « Frappez et l'on vous ouvrira » ; lui-même a ordonné cela et sa parole est immuable.

— Un mot, s’il vous plaît : n’y a-t-il que ce prêtre moscovite qui prie pour les suicidés ?

— Je ne sais, en vérité, comment répondre à cette question. Il ne faut pas, dit-on, prier Dieu pour eux, attendu que ce sont des révoltés ; mais il y a peut-être des gens qui en jugent différemment et qui ne leur refusent pas leurs prières. Au monastère de la Troïtza, le lundi de la Pentecôte, si je ne me trompe, il est même permis à tout le monde de prier pour eux. On récite à cette occasion des prières particulières. Ces prières sont admirables, très touchantes ; je crois que je ne me fatiguerais jamais de les entendre.

— Et on ne peut pas les dire les autres jours ?

— Je n’en sais rien. Il faut demander cela aux érudits ; ceux-là, je pense, doivent le savoir ; moi, comme ce n’est pas mon affaire, je n’ai jamais eu lieu de m’en informer.

— Mais, pendant la célébration des offices, vous n’avez jamais remarqué que ces prières fussent dites les jours ordinaires ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué ; du reste, ici mon témoignage n’a pas grande importance, car j’assiste rarement aux offices.

— Pourquoi cela ?

— Mes occupations m’en empêchent,

— Vous êtes prêtre, ou diacre ?

— Non, je ne suis pas encore engagé dans les ordres, je porte seulement l’habit religieux.

— En tout cas, vous êtes moine ?

— N… oui ; en général, c’est ainsi qu’on me considère.

— C’est très bien d’être ainsi considéré, répliqua le marchand, — mais, quand on n’a que l’habit, on peut encore être fait soldat.

L’hercule en soutane ne se formalisa nullement de ces paroles et se borna à répondre, après être resté un moment songeur :

— Oui, on le peut, et il y en a eu, dit-on, des exemples ; mais je suis déjà avancé en âge ; j’ai cinquante-trois ans. D’ailleurs, le service militaire ne serait pas une nouveauté pour moi.

— Est-ce que vous avez servi dans l'armée ?

— Oui.

— Comme sous-officier, sans doute ? lui demanda le marchand.

— Non, pas comme sous-officier.

— En quelle qualité, alors ? Comme troupier, ou garde-magasin ?

— Vous vous trompez ; pourtant je puis dire que je suis un vrai militaire ; presque depuis mon enfance j’ai été mêlé aux choses de l’armée.

— C’est-à-dire que tu étais enfant de troupe ! reprit violemment le marchand.

— Vous n’y êtes pas.

— Eh bien ! que le diable devine ce que tu pouvais être !

— J’étais expert.

— Quo-o-o-i ?

— Expert, je veux dire que, me connaissant en chevaux, j’étais attaché au service des remonteurs pour les guider dans leurs acquisitions.

— Bah !

— Oui, c’est par milliers que se comptent les chevaux qui ont été achetés sur mes conseils et que j’ai rendus maniables. Par exemple, il y a de ces bêtes qui se cabrent, se jettent brusquement à la renverse et mettent leur cavalier dans le cas d’avoir la poitrine défoncée par l’arçon de la selle, mais avec moi pas une ne pouvait se livrer à ces excentricités.

— Comment donc les domptiez-vous ?

— Je… je faisais cela très facilement parce que c’est un don particulier que je tiens de ma nature. Dès que j’ai sauté sur le dos d’un cheval, sans lui laisser le temps de se reconnaître, je lui empoigne l’oreille de toute ma force avec la main gauche, et de la main droite je lui assène un coup de poing sur la tête entre les oreilles, tout en grinçant des dents d’une façon terrible, si bien que parfois la cervelle et le sang se montrent par les naseaux de l’animal, — cela suffit : il est dompté.

— Eh bien ! mais après ?

— Après, vous mettez pied à terre, vous le caressez, vous vous campez devant lui pour qu’il vous voie bien et qu’il grave votre image dans sa mémoire, ensuite vous remontez en selle et vous le faites trotter.

— Et, après cela, le cheval sera docile ?

— Oui, car le cheval est intelligent, il comprend à quel homme il a affaire et ce que cet homme pense à son sujet. C’est parce que les chevaux comprennent cela que moi, par exemple, ils m’ont toujours aimé et apprécié. À Moscou, au manège, il y avait un cheval qui ne se laissait monter par personne ; le drôle avait pour habitude de happer le genou de son cavalier et dès qu’il l’avait saisi entre ses dents, il ne faisait qu’une bouchée de la rotule. Plusieurs individus avaient été tués par lui. À cette époque se trouvait à Moscou l’Anglais Rarey, le « roi des dompteurs », comme il s’appelait : eh bien ! ce scélérat de cheval faillit le dévorer aussi et, en tout cas, le perdit de réputation. Rarey ne dut son salut, dit-on, qu’à une genouillère en acier qu’il portait et qui le protégea contre les morsures de l’animal, autrement c’était fait de lui ; mais moi, je réduisis cette bête à l’obéissance.

— Racontez-nous, s’il vous plaît, comment vous vous y êtes pris.

— J’ai été aidé par le secours de Dieu, car, je vous le répète, je suis doué pour cela. Ce mister Rarey qui s’intitule le « roi des dompteurs » et tous ceux qui avant lui s’étaient ingéniés à se rendre maîtres de ce cheval n’avaient eu recours qu’aux rênes pour lutter contre sa férocité ; c’est en le tenant de court qu’ils voulaient l’empêcher de lancer sa tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Moi j’imaginai un procédé tout opposé. Lorsque l’Anglais Rarey eut renoncé à sa tentative, je dis : « Ce n’est rien, c’est la chose la plus simple, attendu que ce cheval est tout bonnement possédé du diable. L’Anglais ne peut pas comprendre cela, mais moi je le comprends, et je mettrai fin à cette possession. » L’autorité donna son consentement. Alors je dis : « Menez-le au delà de la barrière Dragomiloff. » On obtempère à ma demande ; nous le conduisons par la bride dans le voisinage de Phili, où, l’été, les messieurs vont en villégiature. Je vois là un vaste espace découvert qui semble fait à souhait pour la circonstance et incontinent je me mets à l’œuvre. Je m’élance sur le dos de cet anthropophage, sans chemise, pieds nus, n’ayant sur moi qu’un large pantalon et une casquette, mais autour de mon corps nu je portais en guise de ceinture un ruban qui avait touché la châsse du valeureux prince de Novgorod, Vsévolod Gabriel, un saint pour qui j’avais une grande dévotion à cause de sa bravoure ; sur cette ceinture était tissée sa devise : « Je ne céderai mon honneur à personne. » Je ne m’étais muni d’aucun instrument particulier, je tenais seulement dans une main un solide fouet tatare terminé par une boule de plomb du poids de deux livres, et dans l’autre un simple pot de terre contenant de la pâte liquide. J’enfourche donc ce cheval et les quatre valets d’écurie venus avec moi lui détournent la tête en le tirant par la bride chaque fois qu’il essaie de mordre l’un d’eux. Mais ce diable, s’apercevant que nous sommes conjurés contre lui, se met à hennir, à hurler ; la sueur ruisselle sur tout son corps, il tremble de colère et veut me dévorer. À cette vue, je dis aux palefreniers : « Ôtez-lui vite la bride, à ce coquin ! » Un tel ordre les stupéfie, ils n’en croient pas leurs oreilles et me regardent avec de grands yeux. « Qu’est-ce que vous attendez ? reprends-je, ne m’avez-vous pas entendu ? Ce que je vous ordonne, vous devez l’exécuter sur-le-champ ! » — « À quoi penses-tu, Ivan Sévérianitch ? répondent-ils (dans le monde on m’appelait Ivan Sévérianitch Flaguine) ; comment se peut-il que tu nous ordonnes de lui ôter la bride ? » À ces mots, je commençai à me fâcher, car je sentais le cheval se démener furieusement sous l’étreinte de mes genoux. « Débridez-le ! » criai-je de nouveau. Ils ouvrirent encore la bouche pour répliquer, mais alors, exaspéré, je me mis à grincer des dents et ils obéirent tout de suite, après quoi chacun se sauva où il put. Au même instant, je fais au cheval la surprise de lui briser mon pot sur le front ; la pâte dégouline dans ses yeux et dans ses naseaux. Il est saisi, se demande ce que cela veut dire. Prestement j’ôte ma casquette et, la tenant de la main gauche, je la passe et repasse vivement sur les yeux de l’animal pour y faire encore mieux pénétrer la pâte, en même temps je lui caresse le flanc avec mon fouet… Il fait mine de se cabrer, mais je continue à promener ma casquette sur ses yeux de façon à lui troubler complètement la vue, et je lui cingle l’autre flanc… Bref, je n’y vais pas de main morte, je ne le laisse pas respirer ; à l’aide de ma casquette je lui barbouille de pâte tout le chanfrein, je l’aveugle, je l’épouvante par mes grincements de dents et, de chaque côté, je lui laboure les flancs à coups de fouet pour qu’il comprenne que ce n’est pas une plaisanterie… Il le comprit, ne s’obstina plus à rester en place, et partit comme un trait. Mais plus il courait, le cher ami, plus les coups pleuvaient sur sa carcasse, si bien qu’à la fin nous nous fatiguâmes tous deux de cet exercice : moi, j’avais une courbature dans l’épaule et je ne pouvais plus lever le bras ; quant à lui, il avait singulièrement ralenti son allure et tirait la langue d’une belle longueur. Quand je m’aperçus qu’il demandait pardon, je sautai aussitôt à terre, je lui essuyai les yeux, puis empoignant sa crinière : « Halte, viande de chien ! » lui dis-je, et je le courbai vers le sol. Il tomba alors à genoux devant moi, et, à partir de ce moment, se montra aussi docile qu’on pouvait le souhaiter ; il se laissait monter, trottait au gré de son cavalier ; seulement il ne tarda pas à mourir.

— Il est mort ?

— Oui ; c’était une créature trop fière ; en fait il s’était bien soumis, mais il n’avait pas pu, évidemment, vaincre son caractère… M. Rarey, ayant entendu parler de cela, me proposa d’entrer à son service.

— Eh bien ! vous avez servi chez lui ?

— Non.

— Pourquoi donc ?

— Que vous dirai-je ? D’abord, j’étais avant tout expert ; mon métier consistait proprement à choisir les chevaux et non à les dompter ; or, lui, il avait besoin d’un dompteur. Ensuite, cette proposition, ce que je suppose, n’était de sa part qu’une ruse assez canaille.

— Comment, une ruse ?

— Il voulait s’approprier mon secret.

— Est-ce que vous le lui auriez vendu ?

— Oui, je le lui aurais vendu.

— Alors qu’est-ce qui empêcha la conclusion de l’affaire ?

— C’est que… lui-même sans doute eut peur de moi.

— Faites-nous le plaisir de nous raconter encore cette histoire.

— C’est une histoire qui n’a rien de bien curieux. Il me dit seulement : « Révèle-moi ton secret, mon ami, je te le paierai une forte somme et je te prendrai chez moi en qualité d’expert. » Mais, comme je n’ai jamais pu tromper personne, je lui réponds : « Que parlez-vous de secret ? C’est une bêtise. » Naturellement l’astucieux Anglais prend mes paroles pour une simple défaite. « Eh bien ! poursuit-il, si tu ne veux pas, comme cela, dans ton état normal, me dire ton secret, nous allons boire du rhum ensemble. » Là-dessus, nous nous attablons en face l’un de l’autre et nous buvons force rhum. Bientôt, sous l’influence de l’ivresse, le visage de l’Anglais devient tout rouge. « Allons, commence-t-il d’une voix pâteuse, apprends-moi ce que tu as fait avec le cheval. » — « Voici… » lui dis-je ; en même temps je serre les dents, je le regarde de l’air le plus effrayant possible ; mais, comme je n’avais alors aucun pot de pâte sous la main pour compléter ma démonstration, je saisis un verre et je fais le geste de le lui lancer à la figure. Rarey n’a pas plus tôt aperçu mon mouvement qu’il plonge sous la table ; de là il ne fait qu’un saut jusqu’à la porte et disparaît. Depuis lors nous ne nous revîmes plus.

— C’est pour cela que vous n’êtes pas entré à son service ?

— C’est pour cela. D’ailleurs, comment y serais-je entré ? Depuis cette affaire, il craignait même de me rencontrer. Et pourtant j’aurais volontiers accepté sa proposition car, avant la scène que je viens de vous raconter, il me plaisait beaucoup ; mais sans doute on n’échappe pas à sa destinée, et j’étais appelé à suivre une autre carrière.

— Quelle était donc, suivant vous, votre carrière ?

— Je ne sais, en vérité, comment vous répondre… J’en ai vu de toutes les couleurs ; j’ai eu des hauts et des bas, j’ai été captif et j’ai fait la guerre ; j’ai battu des hommes et on m’a estropié ; enfin, mon existence a été plus accidentée peut-être que celle de bien d’autres.

— Et quand êtes-vous entré dans un monastère ?

— Il n’y a pas longtemps, c’est seulement quelques années après les aventures de ma vie.

— Vous vous sentiez aussi appelé à cela ?

— M….. n…… n….. je ne sais comment expliquer le fait… du reste, il faut croire que j’y étais appelé.

— Vous dites cela comme si vous n’en étiez pas bien sûr ?

— Mais comment voulez-vous que j’en sois sûr quand il y a tant de circonstances de ma vie passée qui restent incompréhensibles pour moi ?

— À quoi cela tient-il ?

— C’est que beaucoup de mes actions ont été accomplies en dehors de ma propre volonté.

— Et en vertu de quelle volonté ?

— À cause d’une promesse faite par ma mère.

— Qu’est-ce qui vous est donc arrivé par suite de cette promesse ?

— J’ai perdu toute ma vie, sans pouvoir me perdre moi-même.

— Vraiment ?

— C’est ainsi.

— Racontez-nous, s’il vous plaît, votre existence.

— Soit, je puis raconter ce dont je me souviens. Seulement, il faut pour cela que je prenne à partir du commencement.

— Tant mieux, ce n’en sera que plus intéressant.

— Oh ! je ne sais pas si cela aura grand intérêt ; enfin, écoutez.

II

L’ex-connaisseur en chevaux, M. Ivan-Sévérianitch Flaguine commença son récit en ces termes :

— Je suis né serf ; ma famille appartenait à la domesticité du comte K… qui possédait de grands biens dans le gouvernement d’Orel. À présent, cette fortune a été dissipée par les jeunes héritiers du comte ; mais, à l’époque dont je parle, elle était très considérable. Au village de G… où résidait le barine il y avait une vaste maison seigneuriale flanquée de pavillons, un théâtre, une galerie affectée exclusivement au jeu de quilles, un chenil, des ours vivants enchaînés à des bornes, des orangeries, des jardins ; le comte avait ses acteurs qui lui jouaient la comédie, ses musiciens qui lui donnaient des concerts ; il entretenait dans son domaine des tisserands et, en général, des ouvriers de toute sorte ; mais l’objet principal de son attention était le haras. Quoique pour chaque chose il y eût des hommes spéciaux, le service le mieux organisé était encore celui de l’écurie. De même qu’autrefois, dans l’armée, le fils d’un soldat se voyait invariablement destiné à l’état militaire, de même chez nous on était, de père en fils, qui cocher, qui palefrenier, qui préposé à la nourriture des chevaux. Mon père était le cocher Sévérian, et, quoiqu’il n’occupât point le premier rang parmi ses collègues, lesquels étaient très nombreux, il ne laissait pas d’avoir six chevaux sous sa direction. Je n’ai pas connu ma mère : elle mourut en me donnant le jour. Je suis ce qu’on appelle un fils imploré. N’ayant pas d’enfants et désirant beaucoup en avoir un, ma mère ne cessait de prier Dieu à cet effet, mais ma naissance lui coûta la vie, parce que je vins au monde avec une tête démesurément grosse ; cette circonstance fut cause qu’au lieu de m’appeler Ivan Flaguine, on me donna le sobriquet de Golovan. Je passai ma première enfance à l’écurie, au milieu des chevaux ; j’appris ainsi à les connaître et, je puis le dire, à les aimer. Quand je marchais encore à quatre pattes, je me fourrais souvent dans leurs jambes et jamais ils ne me firent aucun mal.

Chez nous le haras et l’écurie constituaient deux domaines absolument distincts ; nous autres, gens d’écurie, nous n’avions rien à démêler avec le haras et nous nous bornions à dresser les élèves que nous en recevions. Un cocher et un postillon avaient à s’occuper de six chevaux, tous de races différentes, les uns kalmoucks, les autres originaires de Viatka, de Kazan, du Don, etc. Je parle ici des chevaux venus du dehors, achetés dans les foires ; ceux provenant de notre haras étaient, naturellement, beaucoup plus nombreux, mais ce n’est pas la peine d’en parler, car les chevaux de haras sont des animaux fort tranquilles ; ils n’ont ni énergie de caractère, ni saillies de gaieté, tandis que ces sauvages fils de la steppe, c’étaient des bêtes terribles ! Le comte en achetait des troupeaux entiers à la fois, et il ne les payait pas cher, — à raison de huit ou dix roubles par tête ; dès que nous les avions ramenés à la maison, nous entreprenions leur éducation. La moitié opposait à nos efforts une résistance invincible ; la captivité les tuait, mais ne les rendait pas plus traitables : dans la cour, ils s’effarouchaient d’un rien, se ruaient affolés contre les murs, et regardaient sans cesse au ciel à la façon des oiseaux. Plusieurs même faisaient peine à voir, on aurait dit qu’ils voulaient s’envoler, les pauvrets ; malheureusement ils n’avaient pas d’ailes….. Et pas moyen de leur faire prendre de la nourriture, ils ne touchaient pas à l’avoine qu’on mettait dans leur mangeoire, allaient dépérissant de jour en jour et finissaient par mourir d’inanition. Parfois nous perdions ainsi plus de la moitié des bêtes que nous avions achetées, surtout quand c’étaient des chevaux kirghiz. Ils aiment passionnément la liberté de la steppe. De plus, parmi les survivants, bon nombre étaient estropiés par les gens chargés de leur éducation, car, avec des animaux si sauvages, il faut absolument procéder par la sévérité. En revanche, ceux qu’on parvenait à dresser devenaient des chevaux de tout premier choix, bien supérieurs aux produits les plus perfectionnés de n’importe quel haras.

Mon père Sévérian Ivanitch avait sous sa direction six chevaux kirghiz et, quand j’eus atteint l’âge voulu, je lui fus adjoint en qualité de postillon. Ces chevaux étaient fougueux et ne ressemblaient pas à ceux qu’on achète maintenant pour les officiers de cavalerie : il n’y a aucun plaisir à monter ces derniers, tant ils sont paisibles. Les nôtres, au contraire, étaient de vraies bêtes féroces, des aspics et des basilics tout ensemble ! Ils ne connaissaient pas la fatigue ; quatre-vingts verstes n’étaient rien pour eux. Que dis-je ? de notre village à Orel la distance est de cent quinze verstes, et ils faisaient cette route tout d’une traite, sans reprendre haleine. Une fois partis, il fallait seulement veiller à ce qu’ils ne s’écartassent pas du droit chemin. Pour moi, lorsque je pris possession de mon emploi, je n’avais encore que onze ans, et ma voix était tout à fait celle qu’on exigeait alors d’un postillon de bonne maison : perçante, sonore et assez soutenue pour faire résonner, une demi-heure durant, le mot« ggga-a-a-are ». Mais, vu mon jeune âge, je n’étais pas encore de force à me maintenir sur ma bête pendant un long voyage ; aussi, pour m’empêcher de tomber, m’attachait-on à la selle au moyen d’un système de ressorts et de courroies. C’était un service pénible. Parfois, harassé, brisé de fatigue, il m’arrivait de m’endormir sur ma monture ; puis le mouvement du cheval me réveillait et je reprenais mes sens jusqu’au moment où je succombais de nouveau au sommeil. Quand nous étions de retour à la maison, on me détachait de la selle plus mort que vif, on me déposait à terre et on me donnait du raifort à flairer. Mais avec le temps je m’habituai à mon métier, je n’y trouvai plus rien de désagréable et pris même plaisir à cingler d’un coup de fouet les moujiks qui se rencontraient sur mon chemin. C’est là, comme on sait, une gaminerie dont les postillons sont coutumiers.

Par une belle journée d’été, le comte, en calèche découverte, avec son chien à côté de lui, allait voir des amis ; l’équipage, attelé de quatre chevaux, était conduit par mon père, et je galopais en avant. Nous arrivâmes à un embranchement qui menait à l’ermitage de P…, situé à quinze verstes de là. Les religieux de ce monastère avaient mis tous leurs soins à rendre attrayant le chemin de leur demeure. Tandis que des broussailles et des cytises obstruaient la route impériale, celle des moines, au contraire, était parfaitement entretenue et bordée de bouleaux dont la verdure et l’odeur causaient une impression agréable ; au loin on apercevait une vaste étendue de champs….. En un mot, c’était si beau qu’à cette vue un cri faillit m’échapper ; mais, naturellement, on ne peut pas crier sans raison. Mon exclamation s’arrêta donc sur mes lèvres et je continuai à galoper en silence. Cependant, à trois ou quatre verstes du monastère, le chemin commença à monter et tout à coup je remarquai un petit point devant moi… Quelque chose se traînait sur la route, comme un petit hérisson. Cette circonstance me fit plaisir et, d’une voix qui retentit à une verste à la ronde, je criai : « Ggga-a-a-are ! » Ce qui avait motivé cet avertissement se trouva être un chariot attelé de deux chevaux. J’étais si animé que, quand nous fûmes plus près, je me dressai sur mes étriers ; j’aperçus alors un homme couché sur le foin dont le véhicule était chargé ; évidemment l’action du soleil l’avait assoupi, car, sans s’inquiéter de rien, il dormait du plus profond sommeil, le dos en l’air et les bras écartés, comme s’il embrassait son chargement. Voyant qu’il ne se rangeait pas, je pris sur le côté, mais, quand je fus arrivé vis-à-vis de lui, debout sur mes étriers et grinçant des dents pour la première fois de ma vie, je détachai au dormeur un coup de fouet des plus vigoureux. Ses chevaux accélérèrent leur descente ; quant à lui, il se releva brusquement. C’était un vieillard coiffé d’un bonnet de novice comme celui que je porte en ce moment ; sa physionomie dolente le faisait ressembler à une vieille femme ; il était tout effrayé, versait des larmes et se tortillait sur le foin comme un goujon dans la poêle à frire. Le bonhomme, sans doute, était encore mal éveillé et il ne sut pas trouver le marchepied, toujours est-il que soudain nous le vîmes culbuter sous la roue de son chariot et tomber dans la poussière,… ses pieds s’embarrassèrent dans les rênes… Sur le moment le spectacle de cette chute nous égaya, moi, mon père et le comte lui-même ; mais ensuite je remarquai que les chevaux avaient accroché la borne du pont, le chariot s’était arrêté, et il ne se relevait pas, ne faisait aucun mouvement… Nous nous rapprochions du lieu de l’accident, j’observai le vieillard, il était tout gris de poussière et son visage n’offrait plus trace de nez, il y avait à la place une large fente par où s’échappaient des flots de sang… Le comte fit arrêter, descendit, examina : « Il est tué », prononça-t-il ; après quoi il me menaça d’un châtiment sévère dès que nous serions revenus à la maison, et se fit conduire en toute hâte à l’ermitage. Instruits du malheur qui venait d’arriver, les moines envoyèrent chercher le cadavre gisant sur le pont ; le comte eut un entretien avec l’igoumène et, l’automne suivant, plusieurs charretées d’avoine, de farine et de carassins séchés furent expédiées de chez nous au monastère. Pour moi, mon père me mena à l’écurie du couvent et m’y administra une correction, du reste, relativement légère, car il fallait que je pusse remonter à cheval. Ainsi finit l’affaire, mais, cette même nuit, je vis en songe le moine à qui j’avais donné un coup de fouet ; il pleurait encore comme une femme.

— Qu’est-ce que tu veux de moi ? Va-t’en ! lui dis-je.

— Tu es cause, répondit-il, — que je suis mort sans confession.

— Eh bien ! ce sont des choses qui arrivent ; que veux-tu que j’y fasse maintenant ? D’ailleurs, je ne l’ai pas fait exprès. Et, après tout, de quoi peux-tu te plaindre à présent ? Tu es mort, tout est fini.

— Tout est fini, c’est la vérité, reprit le moine, — et je t’en suis très reconnaissant, mais en ce moment je viens te trouver de la part de ta mère : sais-tu que tu es un fils imploré ?

— Comment donc ! J’ai entendu parler de cela, la sage-femme Fédosia me l’a dit plus d’une fois.

— Et sais-tu aussi que tu es un fils promis ?

— Que veux-tu dire par là ?

— Je veux dire que tu as été promis à Dieu.

— Qui donc m’a promis à lui ?

— Ta mère.

— Eh bien ! fis-je, — qu’elle-même vienne me le dire, car tu as peut-être inventé cela.

— Non, répondit le moine, — je ne l’ai pas inventé, mais elle ne peut pas venir.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, là où nous sommes, ce n’est pas comme chez vous sur la terre : tous ne sont pas libres de se déplacer et de communiquer avec les vivants, ceux-là seuls le peuvent à qui cette faveur a été accordée. Mais, si tu veux, je te donnerai un signe auquel tu reconnaîtras la vérité de mes paroles.

— Je veux bien, mais quel sera ce signe ?

— Le voici : tu seras plusieurs fois à la veille de périr, et tu ne périras pas, jusqu’à ce qu’arrive ta vraie perle. Alors tu te rappelleras la promesse faite pour toi par ta mère, et tu entreras dans un monastère.

— Parfait ! déclarai-je ; — c’est une affaire convenue, j’attends.

La vision s’évanouit, et, à mon réveil, j’oubliai tout cela ; j’étais loin de m’attendre à voir si vite fondre sur moi cette succession de malheurs. Mais, à quelque temps de là, le comte et la comtesse partirent avec leur fille pour Voronèje ; l’enfant était bancale et ses parents espéraient obtenir sa guérison par l’intercession d’un saint dont les reliques étaient honorées dans cette ville. Arrivés à Kroutoïé-Sélo, dans le district d’Eletz, nous nous y arrêtâmes pour faire manger les chevaux, et, m’étant endormi près de l’abreuvoir, je revis en songe le moine dont ma brutalité avait causé la mort.

— Écoute, Golovanka, commença-t-il, — je te plains, demande vite à tes maîtres la permission d’entrer dans un monastère, ils te l’accorderont.

— À quel propos ferais-je cela ? répliquai-je.

— Eh bien ! reprit-il, — tu verras combien tu auras à souffrir, si tu ne suis pas mon conseil.

« C’est bon, pensai-je, parce que je t’ai tué, il faut toujours que tu viennes m’ennuyer. » Là-dessus, je me levai, j’aidai mon père à atteler, et nous nous remîmes en route. Mais nous eûmes à descendre une pente extrêmement raide qui côtoyait un précipice où quantité de gens avaient déjà péri. Le comte lui-même me cria : « Attention, Golovan, doucement ! » Du reste, en pareil cas, je ne manquais pas d’adresse et, quoique les rênes des timoniers fussent tenues par le cocher, je ne laissais pas d’être pour mon père un auxiliaire fort utile. Les timoniers étaient vigoureux et pleins d’ardeur ; malheureusement il y avait parmi eux un drôle qui s’adonnait à l’astronomie ; dès que vous lui tiriez fortement la bride, il levait la tête en l’air et contemplait le diable sait quoi dans le ciel. Il n’y a pas pire dans un attelage que ces astronomes, et c’est au timon qu’ils sont le plus dangereux. Un cheval qui a cette habitude, le postillon doit toujours le surveiller, parce que l’astronome lui-même ne regarde pas où il met le pied et ne sait pas dans quel trou il peut tomber. Naturellement, je ne cessais d’avoir l’œil sur mon astronome et je secondais toujours mon père : le cheval que je montais et celui que je menais en main, je les plaçais de façon à ce que leur queue touchât la tête des timoniers et que le timon passât entre leurs croupes ; d’autre part, je ne perdais pas de vue l’astronome ; dès que je le surprenais observant le ciel, vite je lui assénais un coup de fouet qui lui faisait aussitôt baisser le nez, et la descente s’effectuait à merveille. Il semblait devoir en être de même cette fois encore. La voiture roulait sur la pente ; je m’étais tourné du côté du timon et je morigénais l’astronome, quand je m’aperçois soudain qu’il n’est plus sensible ni à la main, ni au fouet ; il a la bouche tout ensanglantée par le mors et ses yeux sortent de leurs orbites ; tout à coup j’entends quelque chose craquer par derrière, et voilà tout l’attelage qui s’emballe !… Le modérateur s’était brisé ! « Arrête ! arrête ! » crié-je à mon père. « Arrête ! arrête ! » me crie-t-il lui-même. Mais comment retenir six chevaux qui courent comme des perdus, sans rien voir ? Soudain, quelque chose passe avec rapidité devant mes yeux, je regarde : mon père avait été précipité de son siège et s’était abattu sur le sol… les rênes s’étaient rompues… Et, devant nous, cet effrayant abîme… Je ne sais pas si j’eus pitié de mes maîtres ou de moi, toujours est-il que, voyant la mort imminente, je m’élançai de ma selle sur le timon et me cramponnai à son extrémité… Je ne sais pas non plus combien je pesais alors ; quoi qu’il en soit, le poids de ma personne ajouté comme surcroît exerça une telle pression sur les timoniers, qu’ils commencèrent à râler et… je n’aperçois plus mes chevaux de volée ; ils ont disparu, comme si on les avait détachés net de l’attelage ; je me trouve suspendu au-dessus du vide, mais l’équipage est encore là, maintenu en place par les timoniers que j’ai mis dans l’impossibilité d’avancer.

Alors seulement j’eus conscience de ma position ; épouvanté, je lâchai le timon et je tombai dans l’abîme ; à partir de ce moment je ne me rappelle plus rien. Je ne saurais dire combien de temps dura mon évanouissement. En revenant à moi, je me vis dans une isba, où se trouvait un moujik de bonne mine,

— Eh bien ! se peut-il, mon garçon, que tu sois vivant ? me demanda-il.

— Sans doute, je suis vivant, répondis-je.

— Et te rappelles-tu ce qui t’est arrivé ?

Je recueillis mes souvenirs et racontai comme quoi, nos chevaux s’étant emportés, j’avais sauté sur l’extrémité du timon et m’étais trouvé suspendu au-dessus du précipice ; mais ce qui s’était passé ensuite, je l’ignorais.

— Il n’est pas étonnant que tu l’ignores, reprit en souriant le moujik. — Ce précipice a été fatal à tes chevaux de volée ; ils sont allés s’y briser en mille morceaux, et toi c’est vraiment une puissance invisible qui t’a sauvé : dans ta chute, tu as rencontré un bloc d'argile sur lequel tu as roulé jusqu’en bas comme dans un traîneau. On t’a cru mort, mais nous avons remarqué que tu respirais encore ; seulement, tu étais sans connaissance. Eh bien ! maintenant, lève-toi, si tu le peux, et va au plus vite retrouver ton maître : le comte a laissé de l’argent pour, si tu mourais, t’enterrer, et, si tu vivais, te conduire auprès de lui, à Voronèje.

Je me mis en route, mais, pendant tout le voyage, je ne dis pas un mot. Le moujik qui me conduisait ne cessait de jouer la « barinia » sur un accordéon, et je l'écoutais avidement.

Lorsque nous fûmes arrivés à Voronèje, le comte me fit appeler dans son appartement et dit à sa femme :

— Ma chère, c’est à ce garçon que nous devons la vie.

La comtesse se borna à incliner la tête ; le comte reprit :

— Golovan, demande-moi ce que tu veux, je n’ai rien à te refuser.

— Je ne sais que demander, répondis-je.

— Allons, insista-t-il, — de quoi as-tu envie ?

— Je désirerais un accordéon, dis-je, après avoir longuement réfléchi.

Le comte se mit à rire.

— Eh bien ! en vérité, tu es un imbécile ; mais, du reste, cela se comprend ; moi-même, quand le moment sera venu, je m’occuperai de toi… Qu’on lui achète tout de suite un accordéon.

Un laquais alla en chercher un dans une boutique, et me l’apporta à l’écurie.

— Tiens, dit-il, — joue.

Je pris l’instrument et voulus en jouer, mais, voyant que je ne savais pas, je le laissai là, et, le lendemain, il me fut volé.

J’aurais dû profiter de la bienveillance du comte pour obtenir de lui la permission d’entrer dans un monastère, comme le moine me l’avait conseillé. Je ne sais pas moi-même pourquoi je demandai un accordéon, et manquai ainsi dès l’abord à ma vocation. Depuis ce moment j’éprouvai malheur sur malheur, et l’adversité ne fit que m’accabler de plus en plus, mais je ne me perdis nulle part, jusqu’à ce que se fussent réalisées de point en point toutes les prédictions qui m’avaient été faites en songe par le moine.

III

Mes maîtres revinrent chez eux avec un nouvel attelage qu’ils se procurèrent à Voronèje. Peu après notre retour à la maison, le hasard voulut que deux pigeons huppés vinssent élire domicile sur une tablette fixée au mur de l’écurie. Le mâle avait un plumage couleur d’argile, la femelle était blanche et si jolie avec ses petites pattes rouges ! Ils me plurent beaucoup ; la nuit, surtout, c’était si agréable d’entendre les roucoulements du mâle ! Pendant le jour ils voletaient au milieu des chevaux, picoraient dans leur mangeoire et se becquetaient amoureusement… Tout cela, pour un jeune garçon, était amusant à voir.

À la suite de ces tendresses, ils eurent des petits ; un second couple vint au monde ; devenus grands, ceux-ci à leur tour se becquetèrent, puis couvèrent et donnèrent le jour à une nouvelle famille… Ils étaient si mignons, ces pigeonneaux à peine éclos : jaunes comme des fleurs de sidas, couverts, semblait-il, de laine et non de plumes ; avec cela des becs plus pointus que le nez des princes circassiens… Je me mis à les considérer avec curiosité et, pour ne pas leur faire de mal, je pris l’un d’eux par son petit bec ; tandis que je l’examinais attentivement, ne me lassant pas d’admirer sa gentillesse, le père voulait me le reprendre et s’escrimait sur moi à coups de bec. Sa colère m’amusait, je me plaisais à l’exciter en refusant de lui rendre son petit. Mais, quand je voulus remettre l’oiselet dans son nid, je m’aperçus qu’il ne respirait plus. Quel guignon ! Je m’efforçai de le réchauffer dans mes mains, je soufflai sur lui, j’employai tous les moyens pour le ranimer ; — peine perdue, il était mort ! Dépité, je le jetai incontinent par la fenêtre. Peu m’importait, après tout ; il en restait un autre dans le nid ; quant au mort, une chatte blanche qui rôdait tout près de l’écurie le prit aussitôt et l’emporta. J’avais déjà remarqué cette chatte, elle était toute blanche, avec, sur la tête, une petite tache noire qui lui faisait comme un bonnet. « Allons, me dis-je, passe pour celui qui est crevé ! libre à elle de le manger ! » Mais, la nuit, pendant que je dormais, un bruit soudain me réveilla : sur la tablette au-dessus de mon lit le pigeon luttait avec colère, je ne savais contre qui. Je me levai précipitamment et, comme il faisait clair de lune, je vis cette même chatte blanche qui s’était emparée de mon autre pigeonneau, le frère du défunt. « Eh bien ! pensai-je, est-ce que cela est permis » ? et je m’élançai à sa poursuite ; je jetai même une botte après elle, mais je ne l’attrapai pas, si bien qu’elle emporta le pauvret et, sans doute, l’alla manger quelque part. Mes pigeons ne s’affligèrent pas longtemps de la perte de leurs petits, ils recommencèrent à se faire des caresses, et bientôt naquit un nouveau couple, mais la maudite chatte reprit le cours de ses méfaits… Le diable sait comment elle se mettait en embuscade ; toujours est-il qu’une fois je la vis en plein jour emporter encore un pigeonneau, et elle fit cela si prestement que je n’eus pas même le temps de lancer quelque chose après elle. Décidé pourtant à lui apprendre à vivre, je disposai un lacet sur la fenêtre et, la nuit venue, elle n’eut pas plus tôt montré son nez qu’elle se trouva prise. À ses miaulements désespérés, je me hâtai d’accourir ; je commençai par la dégager du lacet ; pour éviter d’être égratigné, je lui fourrai la tête et les pattes de devant dans une tige de botte, puis je saisis sa queue et ses pattes de derrière dans ma main gauche que protégeait une moufle, et, prenant de la main droite un fouet accroché au mur, je la portai sur mon lit où je lui donnai une bonne leçon. Elle reçut, je crois, cent cinquante coups de fouet assénés de toute ma force ; à la fin elle cessa même de gigoter. Alors je la retirai de la botte, me demandant si elle vivait encore. « Nous allons nous en assurer tout de suite ! » décidai-je, et, l’ayant déposée sur le seuil, je lui tranchai la queue avec une hachette. « Mi-i-iaou ! » gémit-elle toute frissonnante, et, après une dizaine de contorsions, elle s’enfuit.

« À présent, pensai-je, j’espère que tu laisseras mes pigeons tranquilles. » Le lendemain matin, pour lui inspirer encore plus de terreur, je clouai en dehors de la fenêtre sa queue coupée. J’étais enchanté d’avoir eu cette inspiration, mais, au bout d’une heure ou deux, je vis entrer précipitamment la femme de chambre de la comtesse qui, jusqu’alors, n’avait jamais mis les pieds dans notre écurie.

— Ah ! Ah ! cria-t-elle. —Voilà qui a fait cela ! Voilà qui a fait cela !

— Quoi ? demandai-je.

— C’est toi, reprit-elle, — qui as mutilé Zozinka ? Avoue : sa queue n’est-elle pas clouée à ta fenêtre ?

— Eh bien ! répliquai-je, — qu’importe que cette queue soit clouée là ?

— Mais comment donc t’es-tu permis de faire cela ?

— Et elle, pourquoi se permettait-elle de manger mes pigeons ?

— Une belle affaire que tes pigeons !

— La chatte n’est pas non plus une grande dame.

Vous savez, la moutarde commençait à me monter au nez.

— C’est donc quelque chose de bien important qu’une pareille chatte ? poursuivis-je. Et le libellule de répondre :

— Comment oses-tu parler ainsi ? Ne sais-tu pas que c’est ma chatte et que la comtesse elle-même la caressait ?

Ce disant, elle me flanqua un soufflet, mais moi qui dès l’enfance avais aussi la main leste, je n’hésitai pas une minute, je saisis un sale balai et le lui appliquai vigoureusement sur les reins…

Mon Dieu, quelle histoire ce fut alors ! On me conduisit au bureau de l’intendant allemand pour y être jugé suivant la gravité de mon crime, et il décida que je serais fouetté aussi cruellement que possible, puis exclu du service de l’écurie et envoyé au jardin anglais où je casserais des cailloux… Je fus fouetté sans miséricorde, à telles enseignes que je ne pus même pas me relever et qu’on dut me rapporter sur une natte chez mon père… Cela ne m’aurait encore rien fait, mais être condamné à rester à genoux dans une allée du jardin et à casser des pierres avec un marteau, c’était pour moi un supplice si terrible qu’après avoir longuement cherché un moyen de m’y soustraire, je résolus d’en finir avec la vie. Muni d’une corde solide que je m’étais fait donner par un laquais, j’allai le soir prendre un bain, ensuite je me rendis dans un petit bois de trembles situé derrière le pailler ; je m’agenouillai, je priai pour tous les chrétiens, j’attachai ma corde à une branche d’arbre, je fis un nœud coulant et j’y introduisis ma tête. Il ne restait plus qu’à donner un branle à la corde et c’était une affaire faite… Pendant tous ces préparatifs, j’avais conservé une entière liberté d’esprit, mais à peine venais-je de me lancer dans l’éternité que je me vis étendu par terre, devant moi était debout un tsigane qui tenait un couteau à la main et qui riait ; dans l’obscurité ses dents extrêmement blanches mettaient une tache lumineuse sur sa face noire.

— Qu’est-ce que tu fais là, ouvrier ? me demanda-t-il.

— Que t’importe ? lui répondis-je.

— Tu as la vie dure ? continua le tsigane.

— Évidemment je ne l’ai pas douce, répliquai-je.

— Eh bien ! au lieu de te pendre de tes propres mains, viens plutôt demeurer avec nous, tu seras peut-être pendu autrement.

— Mais qui êtes-vous et de quoi vivez-vous ? M’est avis que vous êtes des voleurs ?

— En effet, nous sommes des voleurs et des filous.

— Oui, dis-je, — mais je suppose qu’à l’occasion vous assassinez aussi les gens ?

— Cela nous arrive quelquefois.

J’envisageai ma situation sous toutes ses faces. Que faire ? À la maison, demain et après-demain, ce serait toujours la même chose ; toujours casser des cailloux agenouillé dans le jardin, et déjà ce métier m’avait fait venir des cals aux genoux. D’autre part, j’étais constamment en butte aux sarcasmes de tous les domestiques qui trouvaient fort plaisant que pour une queue de chat ce scélérat d’Allemand m’eût condamné à convertir en gravier toute une montagne de pierres. « Et encore tu es le sauveur des maîtres, me disaient-ils railleusement, c’est à toi qu’ils doivent la vie. » Bref, j’en avais assez et songeant que, si je ne me pendais pas, il faudrait revenir à une pareille existence, je consentis, non sans larmes, à me faire brigand.

IV

Du reste, le rusé tsigane ne me laissa pas le temps de me raviser.

— Je veux, dit-il, — être sûr que tu ne retourneras pas chez ton maître. Pour me donner tout apaisement à cet égard, va immédiatement prendre deux chevaux dans l'écurie du barine, et choisis les meilleurs possible : il faut que demain matin nous soyons loin d’ici.

Ces paroles m’assombrirent, j’éprouvais une répugnance extrême à commettre un vol, mais, évidemment, quand le vin est tiré, il faut le boire. L’écurie n’ayant pas de secrets pour moi, je pus facilement y aller chercher deux chevaux aussi rapides qu’infatigables. Lorsque je les eus amenés au Tsigane, il tira de sa poche deux colliers formés de dents de loup et les leur passa au cou ; puis nous enfourchâmes tous deux nos montures. Celles-ci, aiguillonnées par les dents de loup, partirent ventre à terre, et, au matin, nous nous trouvâmes à cent verstes du village, près de la ville de Koratcheff. Là, nous vendîmes nos chevaux à un gentilhomme qui nous les paya trois cents roubles les deux et, arrivés non loin d’un petit cours d’eau, nous nous mîmes en devoir de procéder au partage de cette somme ; selon l’usage du temps, elle nous avait été comptée en assignats. Le tsigane ne me donna en tout et pour tout qu’un rouble.

— Tiens, voilà ta part, me dit-il.

Le procédé me parut un peu vif.

— Comment ! répliquai-je, — c’est moi qui ai volé ces chevaux ; j’ai couru tous les risques dans cette affaire ; pourquoi donc ma part est-elle si petite ?

— Parce qu’elle n’est pas plus grande, répondit le tsigane.

— Ce sont des bêtises ! Pourquoi prends-tu tant pour toi ?

— Parce que je suis le maître et que tu es encore un apprenti.

— Comment, un apprenti ! Tu plaisantes !

La querelle s’échauffa et nous en vînmes bientôt aux injures. À la fin je lui dis :

— Je ne veux pas faire route plus longtemps avec toi, parce que tu es un coquin.

— Eh bien ! mon ami, laisse-moi, pour l'amour du Christ, me répondit-il, — car tu n’as pas de passeport, ta société est compromettante.

Là-dessus, nous nous quittâmes et je me rendis chez l’assesseur pour me dénoncer comme fugitif ; mais auparavant je racontai toute mon histoire à son secrétaire qui me dit :

— Imbécile, imbécile ! Quel besoin as-tu de faire cette déclaration ? As-tu dix roubles ?

— Non, répondis-je, — j’ai un rouble, mais je n’en ai pas dix.

— Eh bien ! tu as peut-être encore quelque chose, une croix d’argent au cou ? Tiens, ce que tu as à l’oreille, c’est une boucle ?

— Oui.

— En argent ?

— Oui, et j’ai aussi une croix de Saint-Mitrofane en argent.

— Allons, dit-il, — débarrasse-toi vite de ces objets et donne-les-moi, je te ferai un passeport, ensuite tu iras à Nikolaïeff ; le besoin de bras s’y fait sentir et c’est là que vont en foule les vagabonds de chez nous.

Je lui donnai mon rouble, ma croix et ma boucle d’oreille, après quoi il me libella un passeport sur lequel il apposa le sceau de l’assesseur.

— Vois-tu, fit-il, — pour le sceau je devrais te réclamer un supplément d’honoraires, telle est mon habitude avec tout le monde, mais j’ai pitié de ta pauvreté et je ne veux pas qu’il manque quelque chose à un passeport sorti de mes mains. Va, ajouta-t-il, — et si tu rencontres des gens qui aient besoin de mes services, envoie-les-moi.

« Voilà, pour sûr, un homme compatissant ! pensai-je : il m’a dépouillé de ma croix et il ose encore parler de sa pitié ! » Je ne lui envoyai personne et me mis en route sans un grosch vaillant.

Arrivé à Nikolaïeff, j’allai me poster sur la place où avait lieu l’embauchage. Les hommes venus là pour chercher du travail se trouvaient en fort petit nombre ; ils n’étaient pas plus de trois, et ce devaient être des individus comme moi, des espèces de vagabonds. En revanche, il y avait foule pour les louer, c’était à qui nous aurait, nous étions tiraillés de tous côtés. Vers moi s’avança en bousculant tout le monde sur son passage un barine colossal, d’une taille supérieure à la mienne ; il me saisit par les deux mains et m’entraîna à sa suite. Pendant qu’il m’emmenait, il distribuait des coups de poing à droite et à gauche pour obliger les gens à lui faire place, et vomissait toutes sortes d’imprécations, mais en même temps il avait les larmes aux yeux. Lorsqu’il m’eut conduit chez lui, dans une bicoque construite à la diable, il commença à m’interroger :

— Dis-moi la vérité : tu es un fugitif ?

Je répondis affirmativement.

— Un voleur, un assassin, ou tout simplement un vagabond ? continua-t-il.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? lui dis-je.

— Pour mieux savoir à quel emploi tu es propre.

Je racontai pourquoi je m’étais enfui de chez le comte ; soudain il se jeta à mon cou et m’embrassa.

— Il m’en faut un pareil ! C’est ce qu’il me faut ! cria-t-il. — Si tu t’es attaché à des pigeons, tu peux, pour sûr, élever ma fille : je te prends pour bonne d’enfant.

— Comment, pour bonne d’enfant ? fis-je avec effroi. — Je ne suis nullement apte à ce métier.

— Si, ne dis pas de bêtises, reprit le barine ; — je vois que tu peux être bonne d’enfant et c’est bien heureux pour moi, car ma femme s’est enfuie avec un remonteur, me laissant une fillette à la mamelle, dont je n’ai ni le temps ni la possibilité de m’occuper : tu la nourriras et je te donnerai deux roubles par mois.

— Ce qui m’arrête, ce n’est pas la question des gages, mais comment viendrai-je à bout de cette tâche ?

— Des bêtises ! Voyons, tu es russe ? Un Russe vient à bout de tout.

— Oui, sans doute, je suis russe, mais je suis un homme et je n’ai pas ce qu’il faut pour nourrir un enfant à la mamelle.

— Ne t’inquiète pas de cela, dit-il, — j’achèterai une chèvre à un juif, tu n’auras qu’à la traire et à nourrir ma fille avec son lait.

Je répondis après un moment de réflexion :

— Sans doute, avec une chèvre il y a moyen de nourrir un enfant, mais il me semble tout de même qu’une femme conviendrait mieux pour cet office.

— Non, je t’en prie, réplique le barine, ne me parle pas des femmes : avec elles il arrive toujours des histoires ; d’ailleurs, je ne saurais où en trouver une ; mais toi, si tu ne consens pas à être la bonne de ma fille, je te fais immédiatement garrotter par des cosaques et conduire à la police qui te renverra sous bonne escorte à l’endroit d’où tu viens. Choisis maintenant ce que tu préfères : casser de nouveau des pierres dans le jardin de ton comte, ou donner tes soins à mon enfant.

Ce langage me fit réfléchir. « Non, décidai-je enfin à part moi, je ne retournerai pas là-bas ! » et je consentis à rester chez cet homme en qualité de bonne d’enfant. Le même jour, nous achetâmes à un juif une chèvre blanche qui venait de mettre bas. Je tuai son petit, mon maître et moi nous le mangeâmes accommodé aux nouilles. Quant à la mère, son lait me servit à nourrir l’enfant. Celle-ci était une petite créature si chétive, si minable ; elle piaulait toujours. Son père, mon barine, était un employé, Polonais d’origine ; jamais il ne restait au logis ; sans cesse en visite chez l’un ou l’autre de ses collègues, il passait là tout son temps à jouer aux cartes. Constamment seul avec la petite fille dont j’étais le père nourricier, je m’attachai beaucoup à elle, car je m’ennuyais au plus haut degré et, pour faire quelque chose, je m’occupais d’elle. Je la mettais dans un bassin et la lavais avec soin ; apercevais-je quelque bouton sur son petit corps, tout de suite je répandais dessus un peu de farine, je peignais sa petite tête ; je la berçais sur mes genoux. Parfois, quand je m’ennuyais trop à la maison, je prenais le baby sous mon bras et j’allais laver le linge au liman. La chèvre, devenue familière, nous accompagnait dans ces promenades. Je vécus ainsi jusqu’à la nouvelle année ; ma fillette grandissait et commençait à se tenir sur ses pieds, mais je m’aperçus qu’elle avait les jambes tournées en dedans ; je le fis remarquer à son père qui n’y attacha aucune importance : « Est-ce que j’y puis quelque chose ? se borna-t-il à me dire, fais-la examiner par un médecin. » Le docteur chez qui je me rendis avec l’enfant, me dit : « C’est une maladie anglaise ; il faut la mettre dans du sable. » Je commençai sans retard le traitement indiqué. Il y avait sur les bords du liman une petite place sablonneuse ; quand nous avions une belle journée, chaude et sereine, prenant avec moi la chèvre et le baby, je me dirigeais vers cet endroit. Je creusais avec mes mains un trou dans le sable chaud, j’y plongeais l’enfant jusqu’à la ceinture ; pour l’occuper, je lui donnais de petits bâtons et des cailloux ; puis, tandis que notre chèvre broutait l’herbe dans le voisinage, je m’asseyais, je serrais mes bras autour de mes jambes et je finissais par m’endormir.

Nous passions ainsi des journées entières seuls à trois. Je le répète, je m’ennuyais terriblement. Au printemps surtout, quand je venais d’enfouir la petite fille dans le sable, le murmure de l’eau et la brise chaude de la steppe m’invitaient au sommeil ; je faisais alors des rêves absurdes. Je voyais des steppes, des chevaux, et toujours il me semblait que quelqu’un m’appelait de la voix et du geste. J’entendais même crier mon nom : « Ivan ! Ivan ! Viens, ami Ivan ! » Je m’éveillais en sursaut et je crachais avec colère : « Peste soit de vous ! Pourquoi m’avez-vous appelé ? » Je regardais autour de moi, et mes yeux ne rencontraient que l’uniforme spectacle de la chèvre paissant à quelque distance de l’enfant plongée dans le sable, rien de plus… Oh, quel ennui ! Le soleil, le désert et le liman. Je me rendormais et de nouveau retentissait dans mon âme la même voix qui semblait apportée par le vent, elle me criait encore : « Ivan, viens, ami Ivan ! » J’éclatais en injures : « Mais, montre-toi donc, le diable t’emporte ! vociférais-je ; que je sache qui tu es et pourquoi tu m’appelles ainsi ! » Et voilà qu’un jour, après un de ces accès de colère, comme je fixais sur le liman des yeux encore à demi ensommeillés, j’en vis sortir une sorte de nuage léger, qui, volant à travers les airs, se dirigea droit vers moi. « Tprou[2] ! qu’est-ce que tu me veux encore, diable ? » fis-je mentalement. Mais tout à coup que vois-je ? Ce qui est là au-dessus de moi c’est le moine au visage de femme à qui, autrefois, quand j’étais postillon, j’avais allongé un coup de fouet. « Arrière ! Va-t’en ! » lui dis-je. Et il me répond d’un ton plein de douceur : « Allons, Ivan, mon ami, allons ! Tu auras encore beaucoup à souffrir, mais ensuite tu atteindras le port. » Je lui répliquai brutalement : « Où irai-je avec toi et quel port atteindrai-je ? » Mais soudain il redevint nuage et, à travers lui, j’aperçus je ne sais pas moi-même quoi : une steppe, des hommes à l’aspect farouche, comme les Sarrasins dont il est parlé dans les contes : coiffés de grands bonnets à longs poils, armés de flèches, montés sur des chevaux sauvages. En même temps que je voyais cela, j’entendais des cris d’oies, des hennissements, des rires étranges… Puis un tourbillon souleva brusquement des nuages de poussière et tout se déroba à mes yeux. Mais une cloche tinta doucement quelque part, et sur une hauteur apparut un grand monastère blanc qui semblait tout baigné dans une rouge lumière aurorale ; le long des murs circulaient des anges ailés, tenant en main des lances d’or, et la mer entourait le monastère. Un ange ayant frappé sur son bouclier avec sa lance, aussitôt la mer commença à s’agiter tout autour du monastère et du fond de l’abîme des voix effrayantes crièrent : « Saint ! »

« Allons, pensai-je, c’est encore une invite à entrer dans un couvent ! » et je m’éveillai en proie à une violente irritation ; mais quelle ne fut pas ma surprise en voyant agenouillé sur le sable et penché au-dessus de ma jeune maîtresse quelqu’un dont le visage très délicat ruisselait de larmes !

Je considérai longuement cette apparition, car je me demandais si ce n’était pas la continuation de mon rêve ; quand je vis qu’elle ne s’évanouissait pas, je me levai et m’avançai vers elle : c’était une dame ; elle avait retiré du sable la petite fille, l’avait prise dans ses bras et pleurait en lui prodiguant les baisers.

— Qu’est-ce qu’il te faut ? l’interrogeai-je.

Elle s’approcha vivement de moi, serra l’enfant contre sa poitrine et répondit à voix basse :

— C’est mon enfant, c’est ma fille, c’est ma fille !

— Eh bien ! après ?

— Rends-la-moi, dit-elle.

— À quel propos te la rendrais-je ?

— Est-ce que tu n’as pas pitié d’elle ? Vois comme elle se serre contre moi.

— Cela ne signifie rien chez un enfant qui n’a pas l’âge de raison ; elle se serre bien contre moi aussi, mais quant à te la céder, je ne te la céderai pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a été placée sous ma surveillance, ainsi que la chèvre qui est là avec nous, et je dois ramener l’enfant chez son père.

La dame commença à pleurer et à se tordre les mains :

— Allons, c’est bien, reprit-elle, — puisque tu ne veux pas me rendre l’enfant, du moins, ne dis pas à mon mari, ton maître, que tu m’as vue, et reviens demain ici, à cette même place, avec le baby, pour que je puisse encore le caresser.

— Ça, c’est une autre affaire, répondis-je ; — ça, je te le promets et je tiendrai parole.

En effet, je ne parlai pas à mon barine de cette rencontre et le lendemain je retournai au liman avec la chèvre et la fillette. La dame nous y attendait déjà. Elle était restée tout le temps assise dans un endroit où le sol faisait un petit pli ; mais dès qu’elle nous eut aperçus, elle se leva d’un bond et courut au-devant de nous, pleurant et riant à la fois. Elle fourra des jouets dans les deux mains de l’enfant, passa même au cou de notre chèvre une clochette pendue à un joli cordon, et ne m’oublia pas non plus : je reçus d’elle une pipe, une blague à tabac et un peigne.

— Fume cette pipe, je te prie, me dit-elle, — moi j’aurai soin de l’enfant.

Nous eûmes comme cela de fréquentes entrevues près du liman. La dame était toujours avec la petite fille et moi je dormais. De temps à autre elle entamait le récit de son histoire, me racontait comme quoi c’était contre son gré qu’elle avait épousé mon barine… elle avait été forcée à ce mariage par une méchante belle-mère… jamais elle n’avait pu aimer son mari. Mais l’autre, le remonteur, elle l’aimait… elle s’était donnée à lui après avoir vainement essayé de résister à sa passion.

— Car, mon mari, comme tu le sais toi-même, me disait-elle, — est un homme qui n’a aucun soin de sa personne, tandis que l’autre s’habille toujours très proprement. Il est fort bon pour moi, mais malgré cela je ne puis être heureuse, parce que je suis privée de mon enfant. À présent nous sommes venus ici lui et moi, nous logeons chez un de ses camarades, mais j’ai peur que mon mari ne vienne à le savoir, aussi je vis dans des transes continuelles. Nous devons bientôt partir et j’aurai encore la douleur d’être séparée de ma fille.

— Eh bien ! que faire ? répondais-je ; — si, méprisant la loi et la religion, tu as violé la foi conjugale, il faut en subir les conséquences.

De jour en jour elle devenait plus triste, ses larmes et ses jérémiades m’assommaient ; à chaque instant aussi elle me promettait de l’argent. Une fois, enfin, elle vint nous faire ses adieux.

— Écoute, Ivan (elle savait que je m’appelais ainsi), écoute, commença-t-elle, — ce que je vais te dire. Il va venir lui-même nous trouver ici.

— Qui cela ? demandai-je.

Elle m’expliqua qu’il s’agissait du remonteur.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ?

La dame m’apprit que la nuit précédente il avait gagné énormément d’argent au jeu et que, désirant lui faire plaisir, il avait résolu de me donner mille roubles pour que je lui rendisse sa fille.

— Je ne ferai jamais cela, déclarai-je.

— Pourquoi donc, Ivan, pourquoi ? insista-t-elle. — Se peut-il que tu n’aies aucune pitié ni d’elle ni de moi qui sommes séparées l’une de l’autre ?

— Que j’aie ou non pitié de vous, peu importe ! Jamais je ne me suis vendu ni ne me vendrai, pas plus pour une grosse somme que pour une petite ; aussi, tous les remonteurs peuvent garder leurs milliers de roubles, ta fille restera sous ma garde.

Elle fondit en larmes.

— Tu ferais mieux de ne pas pleurer, lui dis-je, — attendu que cela m’est parfaitement égal.

— Tu n’as pas de cœur, observa-t-elle, — tu es de pierre.

— Pas du tout, répliquai-je, — je ne suis pas de pierre ; je suis fait de chair et d’os comme tout le monde, mais je suis un homme consciencieux : cette enfant m’a été confiée, je ne m’en dessaisirai pas.

— Mais songe, reprit la dame, — que l’enfant elle-même sera plus heureuse auprès de moi.

— Encore une fois, ce n’est pas mon affaire.

— Est-il possible, s’écria-t-elle, — est-il possible que je doive encore être séparée de ma fille ?

— Que veux-tu ? si, méprisant la loi et la religion….

Mais avant que j’eusse achevé ce que je voulais dire, j’aperçus un uhlan qui traversait la steppe en se dirigeant de notre côté. Dans ce temps-là, les officiers avaient encore les allures crânes et martiales qui siéent à l’uniforme, ce n’était pas comme les militaires d’à présent qu’à leur dégaine on prendrait pour des greffiers. Ce uhlan s’avançait d’un air hautain, les poings sur les hanches, son manteau jeté négligemment sur ses épaules… Il n’était peut-être pas fort du tout, mais il payait vraiment de mine….. En considérant ce visiteur, l’idée me vint que ce serait une fameuse distraction pour moi d’engager avec lui une lutte à main plate et je décidai qu’au premier mot qu’il m’adresserait, je répondrais le plus grossièrement possible. «  Comme cela, pensai-je, nous pourrons, s’il plaît à Dieu, nous colleter ensemble et je m’en donnerai à cœur joie. » Enchanté de cette perspective, je ne prêtai plus aucune attention aux paroles que balbutiait en pleurant mon interlocutrice : il me tardait d’engager la partie avec le remonteur.

V

Mais, résolu à me procurer ce plaisir, je me demandais quel serait le meilleur moyen d’irriter l’officier et de le décider à en venir aux mains avec moi. Je m’assis, je pris le peigne que j’avais en poche et fis mine de me peigner. Pendant ce temps, le remonteur s’approchait de sa petite dame.

Elle se mit à lui raconter comme quoi je ne voulais pas lui rendre sa fille.

Il répondit à la jeune femme en lui passant doucement sa main sur la tête :

— Ce n’est rien, mon âme, ce n’est rien : j’ai un procédé infaillible pour le rendre traitable. Montrons-lui de l’argent et nous aurons tout de suite raison de sa résistance. Si ce moyen même reste inefficace, eh bien ! nous lui enlèverons l’enfant sans plus de formalités.

Ayant ainsi parlé, il s’avança vers moi et me tendit une liasse d’assignats.

— Voici mille roubles, dit-il, — remets-nous l’enfant, et va avec cet argent où tu voudras.

Décidé à être impoli, je ne me hâtai pas de lui répondre : je commençai par me lever lentement, puis j’accrochai mon peigne à ma ceinture, je toussai, et enfin pris la parole :

— Non, Votre Noblesse, déclarai-je, — ce moyen ne réussira pas avec moi.

En même temps, je lui arrachai des mains les assignats, je les couvris de crachats et les jetai à terre.

— Tout beau ! Apporte, ramasse ! lui dis-je ensuite.

Rouge de colère, il fondit sur moi, mais vous pouvez voir vous-mêmes comme je suis bâti : un officier en uniforme n’était pas pour me faire peur. D’une légère poussée je l’envoyai rouler les quatre fers en l’air. Comme son sabre traînait à terre à côté de lui, je marchai dessus, je le piétinai en disant :

— Vois : ta bravoure, je l’écrase sous mon pied !

Mais, bien que la force physique lui fît défaut, il n’avait pas froid aux yeux, ce petit officier. Voyant qu’il ne pouvait me reprendre son sabre, il dégrafa son ceinturon et s’élança sur moi les poings fermés… Bien entendu ; tout ce qu’il y gagna fut une solide raclée que je lui administrai ; néanmoins la noblesse et la fierté de son caractère me plurent : je ne prenais pas ses billets de banque et il ne voulait pas les ramasser.

Quand le combat eut cessé entre nous, je lui criai :

— Altesse, reprends donc ton argent, tu en auras besoin pour tes dépenses de voyage !

Que croyez-vous qu’il fit ? Au lieu de ramasser ses assignats, il courut droit à l’enfant et s’en empara, mais, naturellement, il venait à peine de la prendre par une main que je la saisissais par l’autre.

— Eh bien ! tire-la, dis-je au uhlan, — nous allons voir qui de nous deux en aura la plus grosse moitié !

— Coquin, drôle, monstre ! vocifère-t-il, et il me crache au visage, mais il lâche l’enfant et se contente d’entraîner la dame. Désespérée, celle-ci pousse des cris lamentables ; tout en suivant le remonteur qui l’emmène de force, elle se retourne de notre côté, tend les bras vers moi et vers sa petite fille… Je vois, je sens qu’elle est comme déchirée en deux, partagée entre son amant et son baby… Et à ce moment même, je vois soudain accourir de la ville le barine chez qui je sers, il a en main un pistolet, et à chaque instant fait feu de son arme.

— Arrête-les, Ivan, arrête-les !… me crie-t-il.

« Bah ! pensai-je, tu crois que je vais les arrêter pour te faire plaisir ? Qu’ils s’aiment ! »

Et je m’empressai de rejoindre le couple.

— Tenez ! Foin de ce diable ! dis-je aux deux amants en leur remettant la petite fille. ― Mais maintenant prenez-moi avec vous, sinon, il me livrera à la justice, attendu que je suis en possession d’un faux passeport.

— Nous partirons tous ensemble, cher Ivan, me répondit la dame, — et tu vivras avec nous.

Nous détalâmes donc avec la fillette, laissant à mon barine comme fiche de consolation les assignats, la chèvre et mon passeport.

Je fis route jusqu’à Penza avec mes nouveaux maîtres. Pendant que le tarantas roulait, assis sur le siège du cocher, je ne cessais de me dire : « Ai-je bien fait de battre cet officier ? Il a reçu le commandement d’un escadron ; à la guerre il défend la patrie avec son sabre ; son grade peut-être ne permet pas à l’empereur lui-même de le tutoyer, et moi, imbécile, je l’ai traité d’une façon si outrageante ! »

Puis, quand je m’étais longuement répété cela, mes pensées prenaient un autre cours et je me demandais quelle situation serait maintenant la mienne….

Nous arrivâmes à Penza au moment de la foire. Le uhlan me dit :

— Écoute, Ivan, tu sais, je pense, que je ne puis pas te garder près de moi.

— Pourquoi donc ? interrogeai-je.

— Parce que je suis au service et que tu n’as pas de passeport.

— Si, j’en avais un, seulement il était faux, répondis-je.

— Eh bien ! tu vois, reprit-il, — d’ailleurs, tu ne l’as même plus à présent. Tiens, voici deux cents roubles pour tes frais de voyage, va où tu veux et que Dieu t’assiste !

J’avoue que je n’avais pas la moindre envie de quitter ces gens-là pour aller ailleurs, car je m’étais attaché à la petite fille ; mais force me fut de m’incliner devant la volonté de l’officier.

— Eh bien ! adieu, fis-je, — je vous remercie humblement de votre générosité. Seulement voilà, il y a encore une chose…

— Quoi ? interrompit-il.

— Il y a que vous avez des torts à me reprocher : je me suis battu avec vous et je vous ai dit des grossièretés. Il se mit à rire.

— Laisse donc, qu’est-ce que cela fait ? Tu es un brave moujik. Que Dieu te pardonne !

— Non, répliquai-je, — vous aurez beau dire, je ne l’entends pas ainsi, car cela ne peut rester sur ma conscience : vous êtes un défenseur de la patrie, et peut-être que l’empereur lui-même vous a dit « vous ».

— C’est la vérité, dit-il, — quand nous recevons notre grade, on écrit dans notre brevet : « Nous vous estimons et nous ordonnons qu’on vous respecte. »

— Eh bien ! permettez, je ne puis pas supporter cela plus longtemps…

— Mais à présent qu’est-ce que tu y feras ? Ce sont là des regrets inutiles, car tu ne peux pas retirer la raclée que tu m’as flanquée.

— Quant à la retirer, non, c’est impossible, mais du moins, pour le soulagement de ma conscience, veuillez me donner à votre tour autant de soufflets qu’il vous plaira, repris-je et je gonflai devant lui mes deux joues.

— Mais pourquoi donc ? dit le uhlan, — pourquoi te frapperais-je ?

— Parce que ma conscience le réclame, parce que je ne veux pas avoir insulté impunément un officier de mon empereur.

De nouveau il se mit à rire, de nouveau je me plantai devant lui en gonflant mes joues le plus possible.

— Pourquoi grimaces-tu ainsi ? me demanda-t-il.

— Je fais, répondis-je, — ce que les règlements militaires ordonnent au soldat qui s’apprête à recevoir une punition : veuillez me frapper sur les deux joues.

Ayant achevé ces paroles, je commençai à gonfler mon visage, mais, au lieu de me souffleter, le uhlan s’élança vers moi par un brusque mouvement et m’embrassa.

— Assez, pour l’amour du Christ, assez, Ivan, dit-il ; — à Dieu ne plaise que je lève jamais la main sur toi, seulement dépêche-toi de t’en aller, tant que Machenka et sa fille ne sont pas ici, autrement il y aura à ton départ une scène de larmes.

— Ah ! c’est une autre affaire ; pourquoi leur causerais-je du chagrin ?

Et, quelque pénible que cela me fût, Je dus me résigner à partir au plus vite, sans prendre congé ni de la jeune dame ni de sa fille.

« Où irai-je maintenant ? me dis-je, une fois sorti de la maison. Voilà déjà longtemps que je me suis sauvé de chez mes maîtres, et je n’ai encore fait long feu nulle part… J’en ai assez : je vais me déclarer à la police. » Cependant une réflexion m’arrêta : en ce moment j’avais de l’argent, et les policiers me prendraient jusqu’au dernier grosch. « Il y aura toujours une partie de mes fonds qui ne tombera pas entre leurs mains, décidai-je ; je vais d’abord me régaler de thé et de craquelins dans un traktir ». Je me rendis donc sur le champ de foire et j’entrai dans un établissement où je demandai du thé avec des craquelins. Je prolongeai la séance autant que je pus ; quand enfin je vis qu’il était impossible de rester plus longtemps, j’allai faire un tour au dehors. Je passai la Soura et, dans la steppe située au delà de cette rivière, j’aperçus des troupeaux de chevaux et des tentes tatares. Celles-ci étaient toutes pareilles les unes aux autres ; une seule se distinguait par le bariolage de ses couleurs ; autour d’elle divers messieurs examinaient des chevaux de selle. Militaires, civils, propriétaires, tous ceux qui étaient venus à la foire, fumaient leur pipe debout, et au milieu d’eux, sur un tapis de feutre de diverses couleurs, était gravement assis un Tatare, mince et long comme un échalas, qui portait une robe de chambre bigarrée et avait sur la tête un bonnet doré. Avisant dans la foule un homme qui, au traktir, avait pris du thé à côté de moi, je liai conversation avec lui.

— Quel est donc, lui demandai-je, — ce Tatare si important qui seul reste assis quand tous les autres se tiennent debout ?

— Est-il possible que tu ne le connaisses pas ? me répondit-il ; — c’est le khan Djangar.

— Et qu’est-ce encore que le khan Djangar ?

— Le khan Djangar est le premier éleveur de la steppe ; ses troupeaux de chevaux paissent dans toute l’étendue des Rîn Peski, depuis le Volga jusqu’à l’Oural, et lui-même, ce khan Djangar, n’est ni plus ni moins que le tsar de ces contrées.

— Est-ce que cette steppe ne nous appartient pas ?

— Si, cette steppe nous appartient, seulement il nous est impossible de l’occuper, car il n’y a là, jusqu’à la mer Caspienne, que des marais salants ou de l’herbe, et un employé n’y trouverait rien à prendre. Voilà pourquoi le khan Djangar y règne ; il a, dit-on, dans les Rîn Peski ses scheiks, ses scheiks-zadis, ses malozadis, ses mamas, ses derviches et ses uhlans sur qui il exerce un souverain empire et qui lui obéissent comme des esclaves.

Pendant que mon interlocuteur me donnait ces renseignements, un Tatare amena devant le khan une petite cavale blanche et se mit à faire certaines simagrées. Le khan se leva, prit un fouet à long manche et, se plaçant en face de la jument, lui allongea un coup de fouet sur le front. Mais debout, quel aspect il vous avait, le brigand ! Ou aurait dit une statue, tant il était majestueux ; l’œil ne pouvait se détacher de sa personne. En même temps il était facile de voir que le cheval n’avait pas de secret pour lui. Habitué depuis l’enfance à observer ces choses-là, je remarquai aussi que la jument elle-même se sentait en présence d’un connaisseur ; son attitude semblait dire : « Regarde-moi bien, vois comme je suis belle ! » L’imposant Tatare l’examina longuement, mais non à la manière de nos officiers qui, en pareil cas, ne cessent de tourner autour de l’animal : tant que dura son inspection, le khan ne quitta pas sa place ; tout à coup il lâcha son fouet et, en signe d’admiration, se baisa silencieusement les doigts ; puis il se rassit sur son tapis de feutre. La cavale, restée jusqu’alors immobile, commença aussitôt à agiter les oreilles et à folâtrer.

Les messieurs qui se trouvaient là se disputent alors à coups de billets de banque la possession de cette jument : celui-ci en offre cent roubles, celui-là cent cinquante, tous enchérissent à l’envi les uns sur les autres. C’était vraiment une superbe bête : pas grande, de la taille d’un cheval arabe, mais bien proportionnée, une petite tête, un œil plein comme une pomme, des oreilles droites, des flancs sonores, un dos comme une flèche, des jambes légères, faites au tour et d’une agilité sans égale. En ma qualité d’amateur, j’étais fasciné par une telle beauté, au point de ne pouvoir en détacher mes regards. Voyant que tout le monde est toqué de cette cavale et que les messieurs en offrent de grosses sommes, le khan fait signe à un sale petit Tatare ; celui-ci s’élance sur le dos de la jument blanche ; il s’y installe, vous savez, à sa façon, à la tatare, et elle s’envole avec la rapidité d’un oiseau, comme s’il lui était soudain poussé des ailes. À peine s’est-il penché sur son garrot et l’a-t-il excitée de la voix, qu’elle disparaît dans un tourbillon de poussière. « Ah ! serpent ! dis-je à part moi ; ah ! outarde de la steppe ! Où a pu naître un aspic comme toi ? » Et je sens mon âme entraînée vers elle par une véritable passion. Le Tatare la ramène, elle souffle à la fois par les deux naseaux et c’est fini, il n’y a plus en elle trace de fatigue, la voilà fraîche comme si elle n’avait pas fourni cette course. « Ah ! ma chère ! Ah ! ma chère ! » disais-je in petto. Je crois que si le khan m’avait demandé pour ce cheval non pas seulement mon âme, mais mon père et ma mère, je les aurais donnés sans hésitation ; mais comment penser à devenir possesseur d’une pareille bête quand les barines et les remonteurs en avaient déjà offert inutilement Dieu sait quelles sommes ? Tout à coup, d’au delà de la Soura nous voyons accourir à bride abattue un cavalier monté sur un cheval moreau, il tient à la main un large chapeau qu’il ne cesse d’agiter. Arrivé à l’endroit où a lieu la vente, il saute à terre, laisse là sa monture et s’approche vivement de la jument blanche.

— Elle est à moi, dit-il.

— Comment donc ? répond le khan ; — les messieurs en offrent cinq cents roubles.

Le cavalier était un Tatare d’une taille gigantesque, avec un ventre énorme et une trogne toute pelée que trouaient deux petits yeux semblables à d’étroites lézardes.

— Je donne cent roubles de plus que tous les autres ! clame-t-il aussitôt.

Piqués d’émulation, les messieurs couvrent cette mise et le khan Djangar fait claquer ses lèvres ; sur ces entrefaites arrive un second cavalier tatare monté sur un cheval alezan à crinière blanche. Le nouveau venu est un homme maigre, jaune, n’ayant que les os et la peau, mais son insolence dépasse encore celle de l’autre. Il met pied à terre et va se planter comme un clou devant la jument blanche en disant :

— Je couvre toutes les enchères : je veux que cette jument soit à moi !

Je demande à mon voisin pourquoi les choses ont pris cette tournure ?

— Parce que telle est la manière d’agir du khan Djangar, me répond-il. — Ce n’est pas la première fois, c’est presque à chaque foire qu’il en use de la sorte : il commence par vendre tous les chevaux ordinaires qu’il a amenés ici ; puis, le dernier jour, il tire, le diable sait d’où, comme d’une boîte à surprises, une ou deux bêtes qui font tourner la tête aux connaisseurs ; lui, le rusé Tatare, cela l’amuse, sans compter l’argent qu’il empoche. Comme on lui connaît cette habitude, on attend le dernier cheval qu’il tient en réserve. Cette fois-ci, les choses se sont encore passées de la même façon : tout le monde pensait que le khan partirait aujourd’hui et, en effet, il partira ce soir ; mais maintenant tu vois quelle jument il a présentée…

— Le fait est, dis-je, — que c’est un cheval admirable !

— Admirable, en vérité ! Il l’a, dit-on, conduite à la foire au milieu d’un troupeau de chevaux où elle était si bien cachée qu’on ne pouvait pas la voir ; personne ne la connaissait à l’exception des Tatares qui viennent d’arriver et à eux il disait que sa jument n’était pas à vendre, qu’elle était promise ; la nuit, il la séparait des autres et la confiait à la garde d’un palefrenier spécial, et tout d’un coup voilà qu’il l’exhibe à présent et la met en vente. Tu verras, il va s’en passer de drôles à l’occasion de cette jument et le chien la vendra un fameux prix ; veux-tu parier que je te dis à qui elle sera adjugée ?

— Pourquoi parierions-nous à ce propos ?

— Parce que tout à l’heure cela va chauffer ; à coup sûr, tous les messieurs s’effaceront et le cheval restera à l’un de ces deux Asiatiques.

— Bah ! fis-je, — ils sont donc bien riches ?

— Oui, et ce sont des amateurs passionnés ; ils possèdent de grands troupeaux de chevaux et, quand un beau cheval est à vendre, ils se le disputent mordicus. Tout le monde les connaît : le ventru qui a le visage tout pelé s’appelle Bakchéï Otoutcheff, et le maigre qui ressemble à un squelette ambulant, c’est Tchepkoun Emgourtchéeff, — tous deux sont des amateurs forcenés, regarde le divertissement qu’ils vont nous donner.

Je ne répondis pas et prêtai mon attention à la scène que j’avais sous les yeux. Les messieurs qui tout à l’heure « poussaient » la jument avaient renoncé à l’acquérir et s’étaient réduits au rôle de simples spectateurs ; les deux Tatares se repoussaient l’un l’autre et à chaque instant frappaient dans la main du khan Djangar ; tremblant de tout leur corps, ils se cramponnaient à l’animal, objet de leur convoitise ; tour à tour chacun d’eux élevait la voix.

— En sus de l’argent, je donne encore pour elle cinq têtes (c’est-à-dire cinq chevaux), crie l’un.

— J’en donne dix ! réplique aussitôt l’autre.

— Je donne quinze têtes ! reprend Bakchéï Otoutcheff.

— Et moi, vingt ! riposte Tchepkoun Emgourtchéeff.

— Vingt-cinq !

— Trente !

Évidemment ils n’ont plus rien à donner ni l’un ni l’autre. Après avoir entendu Tchepkoun crier : « Trente ! » Bakchéï ne met pas de surenchère et se borne à offrir le même chiffre que son concurrent. Mais alors Tchepkoun promet une selle par-dessus le marché ; Bakchéï d’offrir aussitôt une selle et un khalat ; incontinent Tchepkoun se dépouille du sien et derechef les voilà tous deux au bout de leur rouleau. « Écoute-moi, khan Djangar, crie Tchepkoun, je vais chercher ma fille chez moi et je te la donnerai ». Bakchéï promet aussi sa fille et, cette fois encore, il n’y a plus moyen pour eux d’enchérir l’un sur l’autre. Soudain un brouhaha s’élève dans la foule des Tatares qui assistent à la vente, on sépare les concurrents pour les empêcher de se ruiner, on entraîne de force celui-ci d’un côté, celui-là de l’autre, on leur adresse des observations accompagnées de grands coups de poing dans les côtes. Je demande à mon voisin :

— Dis-moi, je te prie, qu’est-ce qu’ils font à présent ?

— Tu le vois bien, me répond-il, — ces princes les ont séparés parce qu’ils ont pitié d’eux, ils ne veulent pas les laisser consommer leur ruine ; en ce moment ils s’efforcent de faire entendre raison à Tchepkoun et à Bakchéï ; ils les invitent à régler leur différend à l’amiable, en se désistant de leurs prétentions réciproques.

— Comment, en se désistant ? Mais est-ce que cela est possible, quand ils ont tous deux si grande envie de la jument ? Il est clair qu’ils ne consentiront jamais à une transaction.

— Pourquoi pas ? Les Asiatiques sont des gens sérieux et positifs ; ceux-ci comprendront que ce serait une folie à eux de sacrifier toute leur fortune pour la plus grande joie du khan Djangar et, après lui avoir offert le prix voulu, ils en découdront d’un commun accord pour décider à qui le cheval appartiendra.

« Ils en découdront… » Que signifiaient ces mots ? Je le demandai à mon interlocuteur, mais il me répondit :

— Je n’ai pas besoin de te donner des explications, tu n’as qu’à regarder, cela va commencer tout de suite.

Le fait est que la médiation des chefs tatares paraissait avoir réussi, car Bakchéï Otoutcheff et Tchepkoun Emgourtchéeff étaient devenus beaucoup plus calmes. Je les vis fendre la foule qui les séparait, s’avancer d’un pas rapide l’un vers l’autre et se frapper dans la main.

— C’est convenu ! déclare le premier.

— C’est convenu ! répète le second.

Ils se dépouillent en un clin d’œil de tous leurs vêtements et ne gardent sur le corps que leur large haut-de-chausses rayé ; ensuite ils s’asseyent à terre vis-à-vis l’un de l’autre, pareils à deux tringas des steppes.

C’était la première fois que j’avais l’occasion d’assister à une telle scène, aussi m’intriguait-elle au plus haut point.

Cependant les deux Tatares s’empoignent réciproquement la main gauche, écartent les jambes et se placent pieds contre pieds ; après quoi ils crient :

— Donne !

Que veulent-ils se faire « donner » ? je ne le devine pas, mais dans le groupe formé par leurs compatriotes on répond :

— Tout de suite, batchka, tout de suite.

Et du milieu de cette foule sort un vieux Tatare à la physionomie grave qui tient dans ses mains deux fouets de dimension respectable ; il les montre au public ainsi qu’à Tchepkoun et à Bakchéï.

— Regardez, dit-il, — ils sont exactement pareils.

— En effet, crient les Tatares, — nous voyons tous qu’il n’y a aucune différence entre ces deux fouets. Les choses ont été faites consciencieusement. Qu’ils se mettent en place et commencent !

Bakchéï et Tchepkoun saisissent avec empressement les nagaïkas, sans attendre que le vieillard les leur donne.

— Un instant ! fait celui-ci.

Lui-même remet un des fouets à Tchepkoun, l’autre à Bakchéï, puis il frappe à trois reprises dans ses mains… À peine ce signal a-t-il été donné que Bakchéï cingle de toute sa force le dos nu de Tchepkoun, ce dernier riposte de la même façon et le dialogue continue, rapide et animé, entre les deux adversaires. Ils se regardent dans les yeux, les pieds de l’un appuyés contre les pieds de l’autre, et s’étreignent avec force la main gauche tandis que la droite manie le fouet… Oh, quels coups ils s’allongent ! L’un fait de belles marques, mais l’autre en fait de plus belles encore. Leurs yeux deviennent hagards, leurs mains gauches s’engourdissent, mais ni l’un ni l’autre ne s’avoue vaincu.

Je m’adresse à ma nouvelle connaissance :

— Sans doute, lui dis-je, — cette façon de vider un différend est chez eux quelque chose d’analogue à ce qu’est le duel chez nos messieurs ?

— Oui, c’est leur manière de se battre en duel, seulement eux, ce n’est pas pour l’honneur qu’ils se battent, mais pour s’épargner des frais.

— Mais est-ce qu’ils peuvent se fouetter longtemps ainsi ?

— Tant que cela leur plaira et qu’ils en auront la force, m’est-il répondu.

Pendant ce temps, la partie se poursuit entre les deux Tatares et de vives discussions s’engagent à leur sujet dans la foule. « Tchepkoun aura le dessus », disent les uns. « Non, répliquent les autres, l’avantage restera à Bakchéï. » Des paris sont ouverts, ceux-ci tiennent pour Bakchéï, ceux-là pour Tchepkoun. Les connaisseurs observent les yeux, les dents, les dos des adversaires et chacun met son argent sur celui qu’il croit, d’après certains indices, devoir être vainqueur. L’homme avec qui je causais était du nombre de ces spectateurs expérimentés ; d’abord, il avait parié pour Bakchéï, mais ensuite je l’entendis en témoigner ses regrets.

— Ah, zut, j’ai perdu mes deux grivnas : Tchepkoun battra Bakchéï.

— Qu’en sais-tu ? lui dis-je. — On ne peut encore rien affirmer : jusqu’à présent, ils vont bien tous les deux.

— Quant à ça, oui, me répondit-il, — tous les deux vont encore bien, mais il y a plus de méthode chez l’un que chez l’autre.

— À mon avis, repris-je, — c’est encore Bakchéï qui détache les plus beaux coups de fouet.

— Eh bien ! voilà qui est mauvais. Non, mes deux grivnas sont flambées : Tchepkoun le battra.

« Que c’est drôle ! » pensai-je. Cet homme avait une manière de juger qui me déroutait ; pourtant il devait être ferré sur la matière puisqu’il pariait !

Ma curiosité était si vivement excitée que j’insistai pour savoir sur quoi il fondait son pronostic.

— Cher homme, l’interpellai-je de nouveau, — dis-moi pourquoi maintenant tu as peur pour Bakchéï.

— Que tu es bête ! répliqua-t-il, — regarde donc quel dos a Bakchéï.

Je regardai, mais je n’en fus pas plus avancé : c’était un fort beau dos : grand, large, capitonné comme un édredon.

— Et vois-tu comme il tape ? poursuivit mon interlocuteur.

Je remarquai alors que Bakchéï frappait avec rage ; ses yeux sortaient presque de leurs orbites et à chaque coup il faisait jaillir le sang.

— Eh bien ! maintenant, songe à ce qui se passe dans son intérieur.

— Comment, dans son intérieur ? Tout ce que je vois c’est qu’il se tient droit, qu’il ouvre la bouche toute grande et qu’il aspire l’air rapidement.

— Tout cela ne vaut rien, observa mon expérimenté voisin ; — grâce à la largeur de son dos, chaque coup qu’il reçoit l’atteint sur une surface considérable ; il précipite son jeu, il s’essouffle et, comme il ne ménage pas sa respiration, il allume un incendie dans son intérieur.

— Ainsi, demandai-je, — il y a plus de chances en faveur de Tchepkoun ?

— Certainement : vois-tu, il est tout sec, il n’a que les os et la peau, sur un petit dos anguleux comme le sien le fouet n’a guère de prise. D’autre part, au lieu de faire pleuvoir les coups avec la précipitation irréfléchie de Bakchéï, il frappe avec méthode ; son fouet s’abat posément et ne quitte la peau qu’après y avoir déterminé une enflure. C’est pourquoi le dos de Bakchéï est tout gonflé et noir comme un chaudron, mais il ne saigne pas, toute la douleur reste dans le corps ; la peau de Tchepkoun, au contraire, ressemble à celle d’un cochon de lait rôti, mais chez lui le mal s’en va avec le sang qu’il perd, et il sera vainqueur de Bakchéï. Comprends-tu cela maintenant ?

— Oui, à présent je comprends, répondis-je.

En effet, je commençais à saisir cette escrime asiatique, et c’était pour moi une question très intéressante que celle des meilleurs procédés à employer dans un cas semblable.

— Voici qui est encore très important, continua mon obligeant voisin : — remarque comme le jeu de la physionomie est bien réglé chez ce maudit Tchepkoun : suivant qu’il donne ou reçoit un coup de fouet, il cligne plus ou moins les yeux, — cela vaut mieux que de les écarquiller comme fait Bakchéï. En outre, Tchepkoun serre les dents et se mord les lèvres, en quoi il a encore raison, car en fermant la bouche, on prévient la combustion à l’intérieur.

Je ne laissais rien perdre de ces curieuses observations ; ayant moi-même examiné attentivement les deux adversaires, je compris à mon tour que Bakchéï était voué à une défaite inévitable : ses yeux devenaient de plus en plus hagards et ses lèvres contractées découvraient toute sa mâchoire… Il allongea encore à Tchepkoun une vingtaine de coups de fouet, mais d’instant en instant son bras faiblissait davantage. Soudain il lâcha la main gauche de Tchepkoun et tomba à la renverse ; sa main droite se souleva encore comme pour frapper, mais déjà il avait perdu connaissance, il était complètement évanoui.

— Allons, c’est fini, j’en suis de mes deux grivnas, dit l’homme qui avait assisté à côté de moi à cette lutte.

Tous les Tatares s’empressèrent de féliciter le vainqueur.

— Bravo, bachka Tchepkoun Emgourtchéeff ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. — Bravo, bachka ! Tu as battu Bakchéï à plates coutures ! Monte la jument, elle est maintenant à toi.

Le khan Djangar lui-même s’était levé de son tapis et se promenait en faisant claquer ses lèvres.

— Tchepkoun, dit-il, — la jument t’appartient : monte-la, cela te reposera.

Tchepkoun se leva : son dos ruisselait de sang, mais rien en lui ne trahissait la souffrance ; il s’élança sur le dos de la jument après y avoir d’abord placé son khalat et son vêtement de dessous, puis il se vautra contre le cheval et dans cette position se mit à le faire trotter.

L’ennui me ressaisit. Maintenant que le spectacle avait pris fin, je repensais à ma situation et j’aurais voulu à tout prix pouvoir écarter cette idée.

Heureusement mon voisin m’arracha à mes pénibles préoccupations.

— Attends, fit-il, — ne t’en va pas ; pour sûr il se passera encore quelque chose ici.

— Qu’est-ce qui peut encore se passer ? répliquai-je ; — tout est fini.

— Non, ce n’est pas fini ; tiens, regarde comme le khan Djangar brûle sa pipe : c’est signe qu’il médite encore quelque chose à part lui, une idée tout à fait asiatique.

« Ah, pensai-je, s’il arrive encore une chose du même genre, Dieu veuille que quelqu’un me confie ses intérêts, je serai bon là !

VI

Eh bien ! que croyez-vous qu’il arriva ? tout eut lieu comme je l’avais désiré : tandis que le khan Djangar brûlait sa pipe, un tatare lui amena encore un cheval, mais celui-ci ne ressemblait pas à la jument qui avait été adjugée à Tchepkoun à la suite de sa victoire sur Bakchéï, c’était un petit poulain bai brun que je n’essaierai même pas de décrire, car cela me serait impossible. Avez-vous quelquefois vu courir dans une dérayure entre deux champs le râle de genêt ou, comme on l’appelle chez nous à Orel, le dergatch ? Il étend ses ailes, mais, à la différence des autres oiseaux, il ne déploie pas sa queue et il laisse pendre ses pattes, comme si elles lui étaient inutiles, — on dirait vraiment que l’air l’emporte. Eh bien ! de même que le râle de genêt, ce nouveau cheval paraissait mû par une force autre que la sienne.

Jamais de ma vie je n’avais vu une telle agilité. Cette bête était à mes yeux d’une valeur incalculable, et je me demandais quels trésors il faudrait avoir pour l’acheter ; il n’y avait, me semblait-il, qu’un fils de roi qui pût en faire l’acquisition. Aussi étais-je à mille lieues de supposer que ce cheval m’appartiendrait.

— Comment, il vous a appartenu ? interrompirent les auditeurs étonnés.

— Oui, répondit Ivan Sévérianitch, — il a été à moi, très légitimement à moi, mais pendant une minute seulement. Quant à la façon dont cela est arrivé, vous allez l’apprendre, s’il vous plaît de m’écouter. Les messieurs commencèrent à marchander ce cheval comme ils avaient fait pour le précédent ; mon remonteur, le uhlan à qui j’avais cédé la petite fille, se trouvait parmi eux, mais ils avaient un rude concurrent dans le Tatare Savakiréï qui était audacieusement entré en lice avec les barines, tout comme s’il avait été leur égal. Ce Savakiréï était un homme de petite taille, mais alerte et vigoureux ; sa tête ronde et rasée avait l’air d’avoir été faite au tour ; à commencer par son visage d’un rouge carotte, tout dans sa courtaude personne respirait la force et la santé.

— Il est inutile de se ruiner ! lança-t-il d’une voix tonnante. — Si quelqu’un a envie de ce poulain, qu’il consigne la somme demandée par le khan et qu’il vienne se mesurer avec moi. Le cheval appartiendra au vainqueur.

Naturellement, cette proposition ne sourit pas aux messieurs et ils s’empressèrent de la décliner. D’ailleurs, y avait-il moyen pour eux d’entrer en lutte avec ce Tatare ? Le païen les aurait tous écrabouillés. Mon remonteur n’était guère en fonds alors, car il venait de se faire ratisser à Penza, cependant je voyais que le cheval lui plaisait beaucoup. Je lui tirai la manche par derrière :

— Il ne faut pas, lui dis-je, — promettre au khan des sommes exagérées, donnez-lui ce qu’il demande et je me battrai, moi, avec Savakiréï.

Il ne voulut pas, d’abord, y consentir, mais j’insistai :

— Je vous en prie, j’y tiens extrêmement.

En fin de compte, il me laissa faire.

— Bah ! Vous vous êtes battu à coups de fouet avec ce Tatare ? demandâmes-nous au narrateur.

— Oui, nous avons lutté en combat singulier et le poulain m’a été adjugé.

— C’est-à-dire que vous avez été vainqueur du Tatare ?

— Oui, ce n’a pas été sans peine, mais la victoire m’est restée.

— Vous avez dû recevoir des blessures terriblement douloureuses ?

— Mmm… Comment vous dire ?… oui ; au commencement, en effet, la douleur était vive, très vive même, surtout parce que je n’y étais pas habitué. Et puis ce Tatare avait aussi une manière de fouetter qui faisait enfler la peau au lieu de produire l’effusion du sang, mais à ce truc j’en opposai un autre : quand je le voyais sur le point de taper, je plaçais moi-même mon dos sous son fouet de façon à ce que le coup me déchirât la peau. J’échappai de la sorte à tout danger et je décousis ce Savakiréï.

— Comment l’avez-vous décousu ? Est-il possible que vous l’ayez tué ?

— Oui, sa sotte obstination lui coûta la vie, répondit d’un air placide et bon enfant le narrateur ; mais voyant que nous le regardions tous avec une stupéfaction muette, sinon avec épouvante, il parut sentir la nécessité de compléter son récit par quelques explications.

— Voyez-vous, poursuivit-il, — ce ne fut pas ma faute, mais la sienne. Il passait pour le plus crâne lutteur de tous les Rîn Peski et le souci de sa réputation ne lui permettait pas de s’avouer vaincu ; il se raidissait noblement contre la souffrance, ne voulant pas que la nation asiatique fût déshonorée en sa personne. Mais contre moi le pauvre diable n’était pas de force, sans doute parce que j’avais mis un grosch dans ma bouche. Cela aide beaucoup ; pour ne pas sentir la douleur, je mordais tout le temps cette pièce de monnaie et, pour distraire mon esprit, je comptais mentalement les coups, ce qui me réussit à merveille.

— Combien en avez-vous donc compté ? demanda-t-on à Ivan Sévérianitch.

— Je ne peux pas le dire au juste, je me rappelle qu’arrivé au chiffre de deux cent quatre-vingt-deux j’eus soudain une sorte de défaillance ; durant une minute mes idées s’embrouillèrent et, à partir de ce moment, je ne comptai plus. Peu après, Savakiréï brandit une dernière fois son fouet ; mais, avant qu’il eût frappé, je le vis tomber devant moi comme une poupée. On s’empressa autour de lui, il était mort….. L’imbécile ! il avait bien besoin de s’entêter ainsi ! Je faillis aller en prison à cause de lui. Les Tatares, eux, prenaient la chose en douceur : j’avais tué Savakiréï, c’est vrai, mais les conditions du combat étaient les mêmes pour lui que pour moi et il pouvait tout aussi bien me tuer. Oui, mais nos Russes ne l’entendaient pas ainsi ; c’est même irritant de voir comme ils comprennent mal ces choses-là. Les voilà tous acharnés après moi.

— Qu’est-ce que vous me voulez donc ? leur dis-je. — Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Comment ! répondirent-ils. — Tu as tué l’Asiatique !

— Eh bien ! repris-je, — qu’importe que je l’aie tué ? Le combat a été loyal. Aurait-il mieux valu qu’il me tuât ?

— Il pouvait te tuer, me répliqua-t-on, — sans que cela tirât à conséquence pour lui, parce que c’était un infidèle ; mais toi tu es chrétien et tu dois être jugé comme tel. Allons à la police !

« Très bien, mes amis, pensai-je, vous me jugerez si vous pouvez me pincer », et, comme à mon avis il n’y a rien de plus malfaisant que la police, je me faufilai aussitôt parmi les Tatares dont j’implorai l’assistance.

— Sauvez-moi, princes, leur dis-je, — vous avez vu vous-mêmes que tout s’est passé honnêtement dans ce combat…

Ils eurent pitié de moi, m’offrirent un refuge au milieu d’eux et me cachèrent.

— C’est-à-dire, permettez… Comment donc vous cachèrent-ils ?

— Je m’enfuis avec eux dans leurs steppes.

— Vraiment ! Vous vous êtes sauvé dans les steppes ?

— Oui, dans les Rîn Peski.

— Et vous êtes resté longtemps là ?

— J’y ai passé dix années entières : j’avais vingt-trois ans lorsque je me réfugiai dans les Rîn Peski et je touchais à ma trente-quatrième année quand je les quittai pour revenir en Russie.

— Cela vous plaisait de vivre dans la steppe ?

— Non ; qu’est-ce qu’un pareil séjour peut avoir d’agréable ? L’existence y est très ennuyeuse, seulement je n’ai pas pu m’en aller plus tôt.

— Pourquoi donc ? les Tatares vous tenaient captif dans une basse fosse, ou vous avaient chargé de fers ?

— Non, ce sont de bonnes gens, ils n’en usèrent pas avec moi d’une façon aussi indigne, ils me dirent simplement : « Ivan, sois notre ami, nous t’aimons beaucoup, reste dans la steppe avec nous et rends-toi utile, — traite nos chevaux et aide nos femmes dans leur travail. »

— Et vous vous êtes mis à traiter ?

— Oui ; je devins ainsi leur médecin, je les traitai, eux, leur bétail, leurs chevaux, leurs brebis et surtout leurs femmes.

— Mais est-ce que vous connaissez la médecine ?

— Que vous dirai-je ?… Du reste, ce n’était pas bien malin : quand quelqu’un était malade, je lui ordonnais de l’aloës ou de la racine de galanga, et le mal se passait. L’aloës ne manquait pas chez eux, — à Saratoff, un Tatare en avait trouvé plein un sac qu’il avait rapporté dans la steppe, mais avant moi ils ne connaissaient pas l’usage de cette plante.

— Et vous vous êtes fait au commerce de ces gens-là ?

— Non, j’aspirais toujours à revenir ici.

— Et il vous était absolument impossible de leur fausser compagnie ?

— Oh ! si mes pieds étaient restés dans leur état normal, pour sûr, je n’aurais pas fait long feu là-bas,

— Qu’est-ce que vous avez donc eu aux pieds ?

— Ils y mirent des crins de cheval après ma première tentative d’évasion.

— Comment cela ?… Excusez-nous, s’il vous plaît, mais nous ne comprenons pas du tout ce que vous nous dites.

— C’est un procédé des plus en usage chez eux : quand ils ont pris quelqu’un en affection et qu’ils veulent le retenir dans leur steppe, si cet homme se déplaît là ou cherche à s’enfuir, ils en usent de la sorte avec lui pour qu’il ne s’en aille pas. Cela m’arriva à moi-même : un jour j’essayai de filer, mais je me perdis en route et ils me reprirent. « Tu sais, Ivan, me dirent-ils alors, il faut que tu sois notre ami, et, pour que tu ne nous quittes plus, voici le meilleur moyen : nous allons te fourrer quelques crins de cheval dans la plante des pieds ». Ainsi firent-ils et ils m’estropièrent à un tel point que je fus dès lors obligé de marcher à quatre pattes.

— Dites-nous, s’il vous plaît, comment ils pratiquent cette affreuse opération.

— Très simplement : dix individus me renversèrent sur le sol et me dirent : « Crie, Ivan, crie fort quand nous commencerons à couper : cela te soulagera ». Ensuite ils s’assirent sur moi et en moins d’une minute l’un d’eux, — un maître chirurgien ! — me dépouilla le dessous des pieds. Sur la chair vive il sema des crins de cheval coupés en petits morceaux, puis il rabattit la peau sur les plaies et la recousit avec une aiguille. Pendant les premiers jours qui suivirent l’opération, les Tatares eurent soin de me garrotter les mains : ils avaient peur que je n’envenimasse mes blessures pour en faire sortir les crins avec le pus ; mais, quand la cicatrisation fut complète, ils m’ôtèrent mes liens. « À présent, bonne santé, Ivan, me dirent-ils, à présent tu es tout à fait notre ami et tu ne nous quitteras plus jamais. »

J’essayai alors de me lever, mais je retombai lourdement sur le sol : ces petits morceaux de crin qu’on m’avait introduits dans la plante des pieds, entre cuir et chair, me causaient une douleur atroce ; c’étaient autant d’aiguillons dont les piqûres non seulement ne me permettaient pas de faire un pas, mais me rendaient même impossible la position verticale. Jamais de ma vie je n’avais pleuré, mais en ce moment je ne pus me contenir.

— Pourquoi m’avoir infligé un pareil traitement, maudits Asiatiques ? m’écriai-je. — Vous auriez mieux fait de me tuer que de me rendre ainsi impotent pour le reste de mes jours !

— Laisse donc, Ivan, répondirent-ils, — tu te fâches là pour bien peu de chose.

— Comment ! répliquai-je, — c’est peu de chose d’estropier ainsi un homme, et vous trouvez qu’il n’y a pas là de quoi se fâcher ?

— C’est une habitude à prendre, me firent observer les Tatares, — ne pose pas la plante de tes pieds par terre, marche sur tes chevilles en écarquillant les jambes.

Je me détournai d’eux et cessai de leur parler. « Pfou ! Tas de coquins ! les injuriai-je mentalement ; je mourrai plutôt que de marcher comme vous me le conseillez ! » Mais ma résolution ne dura guère : au bout d’un certain temps, la position horizontale me devint si insupportable que j’essayai de me déplacer, et peu à peu j’en vins à me traîner clopin clopant sur mes chevilles. La vérité m’oblige à reconnaître que, loin de se moquer de moi en cette occasion, les Tatares, au contraire, ne me ménagèrent pas les encouragements.

— Voilà qui est bien, disaient-ils, — à la bonne heure, Ivan, tu marches.

— Quel malheur ! Mais comment, après avoir pris la fuite, êtes-vous retombé entre leurs mains ?

— C’était inévitable ; figurez-vous une steppe tout unie, où il n’y a pas de route tracée, aucun moyen de se procurer des vivres… Je marchai pendant trois jours et je fus bientôt à bout de forces ; j’attrapai avec mes mains un oiseau que je mangeai tout cru, mais quelques heures plus tard la faim recommença à me tourmenter… Impossible aussi de trouver de l’eau à boire… Comment poursuivre mon voyage ?… Je tombai épuisé sur le sol ; les Tatares qui étaient à ma recherche me découvrirent, s’emparèrent de moi et me mirent les pieds dans l’état que vous savez.

Un des auditeurs observa à propos de ce supplice qu’il ne devait pas être commode de marcher sur ses chevilles.

— Dans les premiers temps c’était très pénible, répondit Ivan Sévérianitch, — et même par la suite, quoique l’habitude m’eût rendu cela plus facile, il m’a toujours été impossible de marcher beaucoup. Mais c’est une justice à rendre aux Tatares qu’ils se montrèrent fort sensibles à la triste situation dans laquelle je me trouvais. « À présent, Ivan, me dirent-ils, il est gênant pour toi d’être seul : tu ne peux guère aller chercher de l’eau, ni, en général, t’occuper de ton ménage. Prends une Natacha, nous t’en donnerons une belle, choisis celle que tu veux ». — « Qu’ai-je besoin de choisir ? répondis-je : l’une vaut l’autre pour l’usage que j’en ferai. Donnez-moi la première venue ». Et, sans plus de formalités, ils me marièrent.

— Comment ! Ils vous marièrent à une Tatare ?

— Oui, naturellement ; quel autre mariage auraient-ils pu me faire faire ? Ils m’unirent d’abord à la veuve de ce même Savakiréï qui avait péri sous mes coups ; seulement cette Tatare se trouva n’être pas du tout à mon goût : elle était morose et semblait toujours avoir peur de moi ; bref, je n’avais aucun plaisir avec elle. Regrettait-elle son mari défunt ? Avait-elle au cœur un autre amour ? je n’en sais rien. Quand les Tatares se furent aperçus que ma femme me déplaisait, ils m’en amenèrent aussitôt une autre. Celle-ci était une petite fille, elle n’avait pas plus de treize ans… Ils me dirent : « Ivan, prends encore cette Natacha, avec elle tu t’amuseras mieux », et je la pris.

— Eh bien ! avez-vous eu, en effet, plus d’agrément avec celle-ci ? demandâmes-nous à Ivan Sévérianitch.

— Oui, répondit-il, — celle-ci était plus amusante, mais, si parfois elle m’égayait, il y avait aussi des moments où ses farces m’ennuyaient.

— Quelles farces faisait-elle donc ?

— Elle en faisait de diverses sortes, suivant ce qui lui passait par la tête… Quelquefois elle sautait sur mes genoux ; ou bien, pendant que j’étais couché, elle me décoiffait avec son pied, jetait ma tubétéïka n’importe où, et se mettait à rire. Je la menaçais, alors elle riait de plus belle et s’enfuyait avec la légèreté d’une sylphide. Il n’était pas possible à un cul-de-jatte comme moi de la rattraper, je m’aplatissais par terre et moi-même je ne pouvais m’empêcher de rire.

— Là, dans la steppe, vous vous rasiez la tête et vous portiez la tubétéïka ?

— Oui.

— Pourquoi cela ? sans doute dans le but de plaire à vos femmes ?

— Non ; c’était plutôt pour la propreté, parce que là il n’y a pas de bains.

— Ainsi vous avez eu deux femmes à la fois ?

— Oui ; dans cette steppe j’en ai eu deux et plus tard, chez un autre khan, Agachimola, qui m’enleva à Emgourtchéeff, on m’en donna encore deux.

— Permettez, fit un des auditeurs : — comment donc a-t-on pu vous enlever ?

— On eut recours à la ruse. Voyez-vous, je m’étais enfui de Penza avec les Tatares de Tchepkoun Emgourtchéeff, et je passai cinq années consécutives dans cette horde ; là, chez Tchepkoun, se réunissaient à certains jours de fête tous les princes, les uhlans, les scheiks-zadis, les malozadis ; on y voyait aussi le khan Djangar et Bakchéï Otoutchefî.

— Celui que Tchepkoun avait déconfit ?

— Oui ; celui-là même.

— Mais comment cela ?… Est-ce que Bakchéï n’était pas fâché contre Tchepkoun ?

— Pourquoi donc l’aurait-il été ?

— À cause du combat dans lequel Tchepkoun l’avait si bien battu et avait conquis sur lui le cheval.

— Non, ces choses-là ne laissent jamais de ressentiment dans l’âme des Tatares ; c’est une convention acceptée d’avance par les deux parties : le cheval doit appartenir au vainqueur ; voilà tout… Mais une fois le khan Djangar me dit :

— Eh ! Ivan, que tu es bête, Ivan ! Pourquoi t’es-tu substitué au prince russe dans la lutte avec Savakiréï ?

Je m’apprêtais à rire en voyant le prince ôter sa chemise.

— Tu n’aurais jamais vu cela, répondis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que nos princes ont l’âme faible ; ce ne sont pas des gens courageux et leur force est tout à fait nulle.

Le khan reconnut la justesse de mes paroles.

— J’ai bien vu, en effet, observa-t-il, — que parmi eux il n’y a pas de véritables amateurs ; quand ils veulent se procurer quelque chose, ce n’est jamais qu’avec de l’argent.

— C’est la vérité, confirmai-je : — sans argent ils ne peuvent rien.

Quant à Agachimola, il était le khan d’une horde éloignée dont les troupeaux de chevaux paissaient tout près de la mer Caspienne. Comme il tenait beaucoup à avoir un médecin, il m’invita à venir donner des soins à sa femme et promit plusieurs têtes de bétail à Emgourtchéeff s’il me laissait partir. Emgourtchéeff y consentit. M’étant muni d’aloës et de galanga, je me mis en route avec Agachimola et nous galopâmes à bride abattue pendant huit jours.

— Vous voyagiez à cheval aussi ?

— Oui.

— Et vos pieds ?

— Eh bien ?

— Mais n’étiez-vous pas incommodé par les morceaux de crins qu’on vous avait introduits dans les pieds ?

— Pas du tout : celui qui a subi cette opération marche avec beaucoup de peine, mais à cheval il se tient encore mieux qu’à l’ordinaire, car, obligé de marcher comme un bancal, il prend l’habitude de tourner ses jambes en dedans et, quand il est à cheval, elles forment cerceau autour de sa monture, en sorte qu’il lui est impossible de tomber.

— Eh bien ! qu’est-ce qui vous est arrivé dans cette nouvelle steppe, chez Agachimola ?

— J’ai encore été plus malheureux..

— Mais vous n’y avez pas trouvé votre perte ?

— Non, je ne me suis pas perdu.

— Veuillez nous raconter ce que vous avez souffert chez Agachimola.

— Soit.

VII

Quand je fus arrivé avec les Tatares d’Agachimola au lieu de leur résidence, ils ne voulurent plus me lâcher.

— Pourquoi retournerais-tu chez Emgourtchéeff, Ivan ? me dirent-ils. — Emgourtchéeff est un voleur ; reste avec nous, tu seras ici entouré d’égards et nous te donnerons de belles Natachas. Là-bas tu n’en avais que deux, mais nous autres, nous t’en donnerons plus que cela.

— Qu’ai-je besoin d’en avoir plus ? refusai-je. — Deux, c’est déjà bien assez.

— Non, tu ne comprends pas, insistèrent-ils : — plus tu auras de Natachas, mieux cela vaudra : elles te donneront d’autant plus de Kolkas, tu les entendras tous te crier : « Papa, papa ! »

— Eh bien ! dis-je, — si vous croyez que c’est un plaisir pour moi d’élever de petits Tatares !… Passe encore s’il y avait quelqu’un pour les baptiser et leur faire faire la première communion, ce serait autre chose. Mais, dans l’espèce, j’aurai beau avoir une quantité d’enfants, ce seront tous des infidèles comme vous et non des orthodoxes ; qui plus est, quand ils seront grands, ils tromperont les moujiks.

Je pris donc encore deux épouses, mais je ne voulus pas en accepter davantage, car lorsqu’on a beaucoup de femmes, toutes Tatares qu’elles sont, elles ne laissent pas de se chamailler, les païennes, et il faut toujours mettre le holà.

— Les avez-vous aimées, vos nouvelles femmes ?

— S’il vous plaît ?

— Ces nouvelles femmes qu’on vous a données, est-ce que vous les avez aimées ?

— Si je les ai aimées ?… Oui, c’est-à-dire, comment l’entendez-vous ? Ça va encore ; une de celles qui me furent données par Agachimola était fort prévenante à mon égard, alors moi, dame !… j’étais bon pour elle.

— Mais la petite, celle qui était si jeune quand vous l’avez épousée ?… Celle-là sans doute vous plaisait particulièrement ?

— Non ; elle ne me déplaisait pas, mais voilà tout.

— Pour sûr, vous l’avez regrettée, après qu’on vous eut emmené dans une autre steppe ?

— Non ; quant à la regretter, je ne l’ai pas regrettée.

— Mais vous avez dû laisser là-bas des enfants, car assurément vous en avez eu de vos premières femmes ?

— Comment donc ! Je crois bien ! La veuve de Savakiréï mit au monde deux Kolkas et une Natacha ; l’autre, la petite dont vous parliez tout à l’heure, dans l’espace de cinq années, me donna six enfants, parce qu’elle accoucha en une seule fois de deux Kolkas.

— Une question, si vous le permettez : pourquoi les appelez-vous « Kolkas » et « Natachas » ?

— Je dis comme les Tatares. Pour eux un Russe adulte c’est toujours Ivan, une femme russe c’est Natacha, et les enfants mâles ils les appellent Kolkas. Quoique mes femmes fussent tatares, mes enfants étaient censés russes comme leur père, aussi donnait-on aux garçons le nom de Kolka et aux filles celui de Natacha. Mais tout cela, bien entendu, n’était que de la frime, car ils n’avaient reçu aucun des sacrements de l’Église et je ne les considérais pas comme mes enfants.

— Comment donc ne les considériez-vous pas comme tels ? D’où vient cela ?

— Mais est-ce que je pouvais les regarder comme mes enfants, quand ils n’étaient ni baptisés ni confirmés ?

— Et vos sentiments paternels ?

— Quoi ?

— Se peut-il vraiment que vous n’eussiez pas la moindre affection pour ces enfants et que vous ne leur fissiez jamais de caresses ?

— Pourquoi leur en aurais-je fait ? Naturellement, quand j’étais seul, si l’un d’eux venait près de moi, eh bien ! je lui passais ma main sur la tête et je lui disais : « Va retrouver ta mère », mais cela arrivait rarement ; j’avais bien affaire d’eux !

— Vous étiez donc bien occupé pour n’avoir pas le temps de penser à vos enfants ?

— Ce n’est pas cela ; je ne faisais absolument rien, mais je m’ennuyais, j’avais le mal du pays.

— Ainsi vous avez passé dix ans dans les steppes sans pouvoir vous habituer à ce séjour ?

— Oui, je ne cessais de penser à la Russie… l’ennui me dévorait. Mes soirées surtout étaient pénibles. Parfois aussi, pendant les chaleurs de l’été, au milieu de la journée, lorsque le silence régnait dans le camp, lorsque tous les Tatares, fuyant les ardeurs de la canicule, s’étaient retirés dans leurs tentes et s’y livraient au sommeil, je risquais un coup d’œil au dehors et, d’un côté comme de l’autre, j’apercevais la même chose… Une plaine d’une étendue immense, brûlée par un soleil implacable ; de l’herbe, une nature sauvage ; des stipes plumeuses dont les ondulations donnaient à la steppe l’aspect d’une mer d’argent ; dans l’air une odeur de brebis ; une existence fastidieuse dont il était impossible d’entrevoir le terme ; un abîme de tristesse… Je regardais, sans savoir moi-même où, et tout à coup devant mes yeux se dessinait un monastère ou une église, je me rappelais la terre chrétienne et je fondais en larmes.

L’émotion qu’il éprouvait en évoquant ces souvenirs obligea Ivan Sévérianitch à s’arrêter ; il exhala un profond soupir et poursuivit son récit :

— Pire encore était la vie dans les marais salants voisins de la mer Caspienne : le soleil qui darde ses rayons sur eux les fait scintiller comme la mer… Cet éclat vous hébète même plus que le spectacle des stipes plumeuses et vous ne savez pas alors à quel monde vous appartenez, c’est-à-dire si vous êtes vivant ou déjà mort et tourmenté pour vos péchés dans l’enfer éternel. Là où les stipes couvrent le sol, la steppe présente, à tout prendre, un aspect plus riant ; là, du moins, la verdure de la sauge, de l’absinthe ou de la sarriette rompt de loin en loin la monotonie de l’étendue blanche, mais ici l’œil n’aperçoit qu’une surface uniformément brillante… Là, quand le feu a été mis aux herbes, s’envolent des outardes et des bécasses qu’on s’amuse à chasser, on monte à cheval et on les abat avec de longs fouets ; c’est toujours une distraction… Et puis les fraises de la steppe attirent divers petits oiseaux qui emplissent l’air de leurs gazouillements… Et puis par-ci par-là vous rencontrez encore quelques arbustes : une spirée, un pêcher sauvage, un cytise… Et quand, au lever du soleil, le brouillard se fond en rosée, l’atmosphère est fraîche et embaumée par le parfum des plantes… Avec tout cela, bien entendu, on ne laisse pas de s’ennuyer, mais enfin l’existence est assez supportable, tandis que dans les marais salants… Dieu préserve qui que ce soit d’y faire un long séjour ! Là, pendant un temps, le cheval se trouve bien : il lèche le sel et cela le fait engraisser ; mais, pour l’homme, c’est une calamité que d’habiter dans ces parages. Rien même n’y vit, si ce n’est un petit oiseau dans le genre de notre hirondelle, le krasnooustik, qui n’a rien de remarquable sauf que son bec est entouré d’une bordure rouge. Pourquoi visite-t-il les rivages de la mer Caspienne ? Je l’ignore, mais, comme là il lui serait impossible de se percher quelque part, il s’abat sur le sol et, lorsqu’il s’y est reposé un moment, vous le voyez s’envoler. Malheureusement vous ne pouvez en faire autant, car vous n’avez pas d’ailes et vous demeurez là, vivant d’une vie qui n’en est pas une, avec la tristesse de vous dire que, quand vous mourrez, on vous mettra dans le sel comme un mouton et que vous resterez à l’état de salaison jusqu’au jugement dernier. Mais, en hiver, la steppe est plus fastidieuse encore ; la neige n’a guère d’épaisseur, tout au plus couvre-t-elle l’herbe. Tant que dure la mauvaise saison, les Tatares restent dans leurs tentes ; ils fument, assis près du feu ; souvent aussi, pour se désennuyer, ils se battent à coups de fouet. Si vous sortez, vos regards ne peuvent s’arrêter sur rien : les chevaux errent, le poil hérissé, les membres recroquevillés ; la maigreur de ces pauvres animaux est telle que leur queue et leur crinière semblent flotter sur le vide. Ils se traînent à grand’peine, grattant avec leur sabot la légère couche de neige durcie qui cache l’herbe gelée dont se compose toute leur nourriture… C’est un ennui mortel. Voici la seule distraction : dès qu’on s’aperçoit qu’un cheval est devenu trop faible, qu’il n’a plus la force de fouiller dans la neige et de mâcher les racines gelées, aussitôt on lui plante un couteau dans la gorge, on l’écorche et on mange sa chair. C’est pourtant une viande détestable : elle a une saveur douceâtre qui ressemble tout à fait à celle de la tétine de vache, mais elle est coriace : comme on n’a rien d’autre, naturellement, on la mange, quoiqu’il faille se faire violence pour l’avaler. Par bonheur, une de mes femmes savait fumer les côtes de cheval : elle en prenait une bien en chair des deux côtés, l’introduisait dans une grande gaine de cuir et la pendait au-dessus de l’âtre. Comme cela, la viande de cheval peut encore se manger ; par l’odeur, du moins, elle rappelle un peu le jambon, mais son goût reste toujours exécrable. Et, en mangeant cette horreur, je pensais tout d’un coup : « Eh ! dans notre village, on s’apprête en ce moment à célébrer la Nativité : on plume des oies et des canards, on tue des cochons, on cuit du chtchi bien gras, bien onctueux. Accompagné des sacristains et des séminaristes, le père Ilia, notre desservant, un bon, un excellent petit vieillard, ira bientôt chanter des noëls chez ses paroissiens. Tout le clergé sera gris, le père Ilia lui-même ne sait pas porter la boisson : chez le seigneur, le majordome lui offrira un petit verre ; l’intendant, à son tour, le régalera. Au sortir de là, le père Ilia aura déjà beaucoup de peine à se tenir sur ses jambes. Dans la première maison du village il boira bien encore un peu d’eau-de-vie, mais à partir de ce moment il aura son compte et, partout où il ira ensuite, il versera le contenu de son verre dans une bouteille qu’il porte sous sa chasuble. Jamais, en effet, il n’oublie sa famille, et, pour la nourriture, c’est la même chose : s’il aperçoit quelque friand morceau, il dit : « Mettez-moi cela dans un journal, je le rapporterai à la maison. » D’ordinaire, on lui répond : « Nous n’avons pas de journal, batuchka ». Il ne se fâche pas, il prend tout bonnement l’objet, le fourre tel quel dans sa poche, sans l’envelopper d’aucun papier, et le rapporte ainsi à sa femme… » Ah ! messieurs, quand toutes ces réminiscences du jeune âge vous reviennent à l’esprit, et que, dans le coin du monde où la fortune vous a jeté, vous vous voyez privé désormais de tout ce bonheur ; lorsque vous vous dites que depuis tant d’années vous ne vous êtes pas confessé, que vous vivez en concubinage et que la sépulture ecclésiastique sera refusée à vos restes, alors un immense chagrin s’empare de vous et… vous attendez que la nuit soit venue, puis vous vous glissez tout doucement hors de votre tente pour n’être vu ni de vos femmes, ni de vos enfants, ni d’aucun des païens, et vous vous mettez à prier… Vous priez tellement que la neige même se fond sous vos genoux et que, le lendemain matin, vous apercevez l’herbe à la place où vos larmes sont tombées.

Le narrateur se tut et inclina sa tête sur sa poitrine. Personne ne le troubla, tous semblaient pénétrés de respect pour la pieuse tristesse de ses derniers souvenirs. Mais, au bout d’une minute, Ivan Sévérianitch, poussant un soupir, agita la main comme pour donner congé aux pensées qui l’occupaient ; il ôta son bonnet de moine et dit en faisant le signe de la croix :

— Mais tout cela est passé, Dieu soit loué !

Après l’avoir laissé se reposer un moment, nous nous permîmes de lui adresser de nouvelles questions : nous étions désireux de savoir comment notre preux enchanté avait recouvré l’usage de ses pieds, comment il s’était enfui de la steppe tatare, plantant là ses Natachas et ses Kolkas, comment enfin il s’était fait moine.

Ivan Sévérianitch donna satisfaction à cette curiosité avec l’entière franchise dont évidemment il lui était impossible de se départir.

VIII

Pour que l’ordre chronologique fût respecté dans l’intéressante histoire d’Ivan Sévérianovitch, nous le priâmes de nous raconter avant tout par quels moyens extraordinaires il s’était débarrassé des crins de cheval introduits dans ses pieds et avait recouvré sa liberté. Il nous fit à ce sujet le récit suivant :

— J’avais complètement perdu l’espoir de revenir jamais dans mon pays ; je croyais même inutile d’y songer et la tristesse faisait place en moi à l’apathie. J’étais comme une statue privée de sentiment, et rien de plus. Parfois pourtant je me rappelais que jadis, dans l’église de notre village, le père Ilia, le même qui demandait toujours un journal, — priait, au cours de l’office, pour « les navigateurs, les voyageurs, les malades et les prisonniers ». Dans ce temps-là, j’étais toujours surpris chaque fois que j’entendais ce dernier mot sortir de la bouche du prêtre. « Pourquoi ? me disais-je ; sommes-nous maintenant eu guerre qu’il faille prier pour les prisonniers ? » À présent je comprenais la raison d’être de cette prière, mais je ne voyais pas du tout de quelle utilité elle était pour moi. Peu à peu, sans devenir positivement incrédule, je sentais ma foi chanceler et j’en arrivai à ne plus prier.

« À quoi bon, pensais-je, puisque cela n’avance à rien ? »

Mais un jour j’entendis soudain un bruit inaccoutumé dans le camp des Tatares.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je,

— Rien, me répondit-on, — il est arrivé deux moullahs de votre pays ; ils ont un sauf-conduit du Tsar Blanc et ils vont au loin prêcher leur religion.

— Où sont-ils ? repris-je vivement.

On me montra une tente et je m’y rendis aussitôt. Je trouvai réunis là un certain nombre de scheiks-zadis, de malozadis, de mamas et de derviches ; tous étaient assis à la turque sur des tapis de feutre ; debout au milieu d’eux se tenaient deux inconnus en qui, malgré leur costume de voyage, on devinait aisément des ecclésiastiques ; ils enseignaient la parole de Dieu à ces fripouilles.

En apercevant des Russes, je sentis mon cœur battre de joie, je me jetai à leurs pieds et j’éclatai en sanglots. Grande fut aussi leur satisfaction lorsqu’ils me virent prosterné devant eux ; tous deux s’écrièrent d’une commune voix :

— Eh ! quoi ? Eh ! quoi ? Voyez-vous, voyez-vous comme la grâce agit ? Elle a déjà touché un des vôtres et il renonce à Mahomet !

— Mais non, mais non, la grâce n’agit pas du tout, expliquèrent les Tatares. — C’est Ivan, un de vos compatriotes, qui est seulement en captivité chez nous.

Ces mots furent un véritable rabat-joie pour les missionnaires. Ils ne voulaient pas croire que j’étais russe, mais moi-même je confirmai les paroles des Tatares.

— Si, dis-je, — je suis Russe en effet ! Mes pères spirituels, ayez pitié de moi, soyez mes libérateurs. Depuis dix ans déjà je languis captif ici et voyez comme je suis estropié : je ne peux pas marcher.

Mais en vain je fis appel à leur compassion, ils me tournèrent le dos et se remirent à évangéliser leur auditoire.

Je me dis : « Pourquoi leur en voudrais-je ? Ces gens-là font leur service ; d’ailleurs, en présence des Tatares, il ne leur était peut-être pas facile d’en user autrement avec moi. » Sur cette réflexion, je me retirai, mais, choisissant une heure où ils étaient seuls dans leur tente, j’allai les trouver et leur racontai avec une entière sincérité toutes les misères de mon existence.

— Mes bienfaiteurs, achevai-je, — effrayez-les en les menaçant de la colère du Tzar Blanc : dites-leur qu’il ne permet pas aux Asiatiques de retenir de force ses sujets en captivité. Ou plutôt payez-leur une rançon pour moi, et je serai votre domestique. Depuis le temps que j’habite ici, la langue tatare m’est devenue familière, je pourrai vous rendre des services.

— Fils, me répondirent-ils, — nous n’avons pas d’argent pour payer ta rançon. Quant à effrayer les infidèles, nous ne le pouvons pas, car ils sont déjà assez mal disposés sans cela. Par politique nous nous faisons une règle d’être polis avec eux.

— Ainsi, répliquai-je, — à cause de cette politique je devrai passer toute ma vie prisonnier ici ?

— Peu importe, fils, le lieu où tu passeras ta vie, reprirent les ecclésiastiques, — tu n’as qu’à prier : la miséricorde de Dieu est grande, peut-être qu’il te délivrera.

— J’ai prié, mais je ne me sens plus le courage de le faire, j’ai perdu l’espérance.

— Ne t’abandonne pas au désespoir, car c’est un grand péché, me firent-ils observer.

— Je ne m’y abandonne pas ; seulement… Comment se fait-il que vous soyez si…… Je trouve vraiment cruel que vous, des Russes, des pays, vous refusiez de me venir en aide.

— Non, mon enfant, ne sollicite pas notre intervention ; nous sommes dans le Christ, et dans le Christ il n’y a ni Hellène, ni Juif : nos compatriotes, ce sont tous ceux qui écoutent notre voix. Pour nous, tous sont égaux, tous sont égaux.

— Tous ? demandai-je.

— Oui, tous : c’est ce que nous enseigne l’apôtre saint Paul. Là où nous allons, nous évitons les querelles… cela ne sied pas à notre caractère. Tu es esclave, eh bien ! que veux-tu ? Prends ton sort en patience, car l’apôtre saint Paul dit aussi que les esclaves doivent obéir. Mais rappelle-toi que tu es chrétien et que, par conséquent, nous n’avons pas à nous occuper de toi ; ton âme n’a pas besoin de nous pour entrer dans le paradis dont les portes lui sont déjà ouvertes, tandis que ceux-ci iront en enfer si nous ne les convertissons pas ; aussi est-ce à eux que nous devons songer.

Et ils me montrèrent un petit livre, en disant :

— Tu vois combien il y a de noms notés dans ce registre ? Ce sont toutes les conversions que nous avons opérées.

Je ne leur parlai plus et cessai de les voir. Je me trompe, il m’arriva de revoir l’un d’eux, mais par hasard. Un jour, un de mes fils accourut vers moi : « Papa, me dit-il, un homme est couché tout près du petit lac. » J’allai voir : je trouvai là un cadavre dont on avait écorché les bras jusqu’aux coudes et les jambes à partir des genoux. Les Tatares s’entendent à faire cela : ils pratiquent une section circulaire autour du membre à dépouiller, ensuite ils tirent et la peau se détache. La tête gisait à quelque distance du corps, le front était marqué d’une croix faite à coups de couteau.

« Eh ! pays, pensai-je, — tu n’as pas voulu t’occuper de moi et je te l’ai reproché ; mais tu as été jugé digne de recevoir la couronne du martyre. Pardonne-moi maintenant pour l’amour du Christ ! »

Je fis sur lui le signe de la croix, je joignis sa tête à son corps, puis, m’étant prosterné jusqu’à terre, je lui donnai la sépulture et je récitai une prière pour le repos de son âme. Ce que devint son compagnon, je l’ignore, mais, selon toute probabilité, il finit aussi par recevoir la couronne du martyre, car, quelque temps après, on put voir entre les mains des Tatares de notre horde beaucoup de petits icônes tout pareils à ceux qui avaient appartenu à ces deux ecclésiastiques.

— Ces missionnaires vont jusque dans les Rîn Peski ?

— Certainement, ils y vont ; seulement leur prédication ne produit jamais aucun résultat.

— Pourquoi cela ?

— Ils s’y prennent mal. C’est par la terreur, c’est en le faisant trembler qu’il faut amener l’Asiatique à la foi chrétienne, et eux ils prêchent à ces gens-là un dieu de douceur. Cette méthode ne vaut rien, car un dieu doux, un dieu qui n’est pas terrible, l’Asiatique s’en moque et il tue ses missionnaires.

— Mais le principal, apparemment, quand on va chez les Asiatiques, c’est de n’avoir sur soi ni argent ni objets de prix.

— Oui, il est bon de n’en pas avoir ; du reste, peu importe : ils ne veulent pas croire qu’on soit venu chez eux sans argent ; ils s’imaginent, en pareil cas, que le voyageur a enterré son magot dans quelque endroit de la steppe, et ils le mettent à la torture pour lui arracher le secret de sa cachette.

— Voilà des brigands !

— Oui ; le fait est arrivé, pendant que j’étais là, à un vieux Juif venu on ne sait d’où, et qui voulait aussi les convertir. C’était un brave homme, évidemment plein de zèle pour sa foi, mais si déguenillé qu’on voyait toute sa personne à travers ses haillons. Il se mit à discourir sur la religion ; je crois que jamais je ne me serais lassé de l’entendre, tant il parlait bien. D’abord, je lui posai une objection : « Qu’est-ce que c’est, lui dis-je, qu’une religion comme la vôtre où il n’y a pas de saints ? » Mais il répondit qu’il y avait aussi des saints dans le judaïsme et il nous les fit connaître d’après le Talmud….. C’était fort intéressant. Ce Talmud, nous apprit-il, avait été composé par le rabbin Iavez-ben-Lévi, un personnage si savant que les pécheurs ne pouvaient supporter sa vue ; à peine l’avaient-ils regardé qu’ils étaient tous frappés de mort. C’est pourquoi Dieu le fit comparaître en sa présence et lui dit : « Eh ! savant rabbin Iavez-ben-Lévi ! C’est beau d’être aussi savant que tu l’es, malheureusement tous mes Juifs sont dans le cas de périr à cause de toi. Ce n’est pas pour cela que je leur ai fait traverser la mer et le désert sous la conduite de Moïse. Sors donc de ton pays et va demeurer là où personne ne pourra te voir. » Le rabbin Lévi se rendit à l’endroit même où était situé autrefois le paradis terrestre ; il creusa là un trou dans le sable et y resta enseveli jusqu’au cou pendant treize ans. Dans cette situation, il ne laissait pas, chaque samedi, de faire cuire un agneau pour son repas, et ce au moyen du feu que Dieu lui envoyait du ciel. Si un cousin ou une mouche se posait sur son nez pour lui sucer le sang, ces insectes étaient aussi dévorés par le feu céleste… L’histoire du savant rabbin plut beaucoup aux Asiatiques, mais, après avoir prêté une oreille attentive à ce récit, ils prièrent le Juif de leur dire où il avait caché l’argent qu’il avait apporté avec lui. Vainement il jura ses grands dieux qu’il n’avait pas d’argent, que le Seigneur l’avait envoyé sans autre viatique que la sagesse ; les Tatares n’en crurent rien et bernèrent le vieillard en le faisant sauter sur une peau de cheval couverte de charbons ardents. « Parle : où est l’argent ? » ne cessaient-ils de répéter. Quand ils s’aperçurent qu’il était devenu tout noir et qu’il ne proférait plus un mot, ils mirent fin à cet exercice ; « Assez, dirent-ils, nous allons l’enterrer jusqu’au cou dans le sable, peut-être qu’ainsi cela se passera. » Et ils firent comme ils l’avaient dit, mais le Juif n’en mourut pas moins et pendant longtemps on put voir sa tête noire émergeant du sable. À la fin, comme elle faisait peur aux enfants, on la coupa et on la jeta dans un puits desséché.

— Allez donc les catéchiser !

— Oui, c’est très dangereux, mais ce Juif avait tout de même de l’argent.

— Il en avait ?

— Oui ; dans la suite, les loups et les chacals déterrèrent ses restes, morceau par morceau ; ils déchiquetèrent le cadavre sans même en épargner les chaussures et mirent ainsi à découvert sept roubles que le défunt avait cousus dans les semelles de ses bottes. On les trouva plus tard.

— Mais vous, comment avez-vous pu vous évader de la steppe ?

— Ma délivrance est due à un miracle.

— Qui donc vous a miraculeusement sauvé ?

— Talafa.

— Qu’est-ce donc que ce Talafa ? Encore un tatare ?

— Non ; il appartient à une autre race, c’est un Hindou, et même pas un simple Hindou, mais le dieu de cette nation, descendu sur la terre.

À la demande générale, Ivan Sévérianitch raconta comme il suit ce nouvel acte de la tragi-comédie vécue par lui.

IX

Près d’un an s’était écoulé depuis que les Tatares avaient escoffié nos missionnaires ; l’hiver était revenu, et nous étions descendus vers le sud de la mer Caspienne pour y faire pâturer les chevaux, lorsqu’un jour, ou plutôt un soir, deux cavaliers arrivèrent tout à coup chez nous. Qui ils étaient, d’où ils venaient, à quelle espèce d’hommes ils appartenaient, — à supposer que ce fussent des hommes, — nul ne le savait. Leur langue même n’en était pas une, car ils ne parlaient ni le russe, ni le tatare, mais un mélange de l’un et de l’autre ; et, quand ils s’entretenaient ensemble, c’était dans un idiome absolument inconnu. Tous deux étaient jeunes encore ; l’un, noir, avec une grande barbe, ressemblait par la mise à un Tatare, sauf que son khalat était tout rouge au lieu d’être bigarré, et que sa tête était coiffée du bonnet pointu en usage chez les Persans ; l’autre, un roux, avait aussi un khalat, mais de diverses couleurs ; il tenait toujours en mains certaines petites boîtes et, dès qu’il se trouvait à l’abri des regards indiscrets, il jetait bas son khalat, sous lequel il portait un pantalon et une jaquette de même coupe que les vêtements analogues confectionnés en Russie par les tailleurs allemands. Et toujours il tripotait dans ses boîtes, mais que contenaient-elles ? le diable le savait.

À les en croire, les deux étrangers étaient venus de Khiva pour acheter des chevaux, parce que là-bas, dans leur pays, on voulait faire la guerre. À qui ? ils ne le disaient pas, seulement ils ne cessaient d’exciter les Tatares contre les Russes. Ils n’avaient pas apporté d’argent, parce que, en leur qualité d’Asiatiques, ils savaient que si on va dans la steppe avec de l’argent, on n’en revient pas avec sa tête sur ses épaules ; mais la horde, assuraient-ils, n’avait qu’à amener les chevaux sur les bords de leur fleuve, le Daria, et là on lui paierait le prix convenu.

Cette proposition rendit fort perplexes ceux à qui elle était faite ; nos Tatares ne savaient s’ils devaient ou non l’accepter ; on les voyait soucieux comme des gens qui fouillent le sol pour y chercher de l’or ; évidemment, ils avaient de la défiance.

Mais, après avoir d’abord procédé par la douceur, les deux inconnus eurent recours à la menace.

— Amenez vos chevaux, dirent-ils, — sinon, il pourra vous arriver malheur : Talafa est notre Dieu et il a envoyé son feu avec nous. Craignez de vous attirer sa colère.

Ce premier essai d’intimidation ne produisit pas grand effet. Les Tatares n’avaient jamais entendu parler de Talafa : en hiver, dans la steppe, qu’est-ce que ce dieu pouvait leur faire avec son feu ? Rien, assurément, pensaient-ils. Mais l’individu à barbe noire, qui était venu de Khiva en khalat rouge, reprit la parole :

— Si vous ne nous croyez pas, déclara-t-il, — Talafa vous montrera cette nuit même sa puissance ; seulement, si vous voyez ou entendez quelque chose, gardez-vous bien de quitter vos tentes ; autrement, il vous brûlera.

L’hiver, la steppe est si ennuyeuse qu’un événement quelconque y est toujours le bienvenu. Celui qu’on nous annonçait était, en somme, une distraction ; aussi, bien qu’un peu d’inquiétude se mêlât à notre curiosité, chacun de nous avait-il à cœur de voir ce que ferait ce dieu hindou, par quel prodige il se manifesterait.

Nous nous retirâmes de bonne heure sous nos tentes avec nos femmes et nos enfants, et nous attendîmes… Le silence et l’obscurité régnaient comme dans une nuit ordinaire ; mais tout à coup, au moment où je venais de m’endormir, je crus entendre l’ouragan mugir dans la steppe ; en même temps, il me sembla voir tomber du ciel une pluie d’étincelles.

Je me mis sur mon séant et regardai autour de moi : mes femmes allaient et venaient d’un air effaré, les enfants piaulaient.

— Paix ! fis-je ; — donnez-leur le sein : quand ils tetteront, ils ne crieront plus.

Elles allaitèrent leurs mioches et tout rentra dans le silence… Mais soudain un nouveau jet lumineux traversa en sifflant l’obscurité de la steppe… au sifflement succéda un coup de tonnerre…

« Allons, pensai-je, — il est clair que Talafa n’est pas une plaisanterie ! » Peu après, il recommença à siffler, mais il avait pris une forme tout autre : c’était maintenant un oiseau de feu qui s’envolait dans le ciel, et ce feu avait une couleur extraordinaire, il était rouge comme du sang.

L’oiseau éclata : instantanément tout devint jaune, puis bleu.

Dans le camp régnait un calme de mort. Naturellement, il n’y avait personne qui n’eût entendu cet infernal tintamarre, mais tous étaient épouvantés et se tenaient blottis sous leurs peaux de mouton. Tout à coup se produisit un bruit qui aurait fait croire à un tremblement de terre : c’étaient, — je le devinai, — les chevaux qui s’agitaient brusquement et se serraient les uns contrôles autres ; puis on put entendre courir précipitamment ces deux Khiviens ou Hindous. Aussitôt après, nouveau prodige : un serpent de feu déroule ses anneaux à travers la steppe… À cette vue, les chevaux, pris d’affolement, s’enfuient au galop dans la plaine… Les Tatares alors surmontent leur frayeur, tous sortent au plus vite de leurs tentes, branlent la tête, crient : « Allah ! Allah ! » et s’élancent à la poursuite des ravisseurs ; mais ceux-ci avaient disparu sans qu’on pût savoir dans quelle direction, laissant seulement comme souvenir une de leurs petites boîtes… Tandis que tous les hommes valides de la horde couraient après leurs chevaux et qu’il ne restait plus au camp que les femmes et les vieillards, cette petite boîte attira mon attention et je fus curieux d’en connaître le contenu. Outre différentes sortes de terres et divers ingrédients, elle renfermait plusieurs tubes en papier. J’en pris un que j’examinai à la flamme d’un bûcher, mais cette imprudence faillit me coûter la perte de mes deux yeux : l’objet m’éclata entre les mains, s’éleva en l’air et là… bbbakhkhkh… une pluie d’étoiles !… « Eh ! me dis-je, ce ne doit pas être un dieu, mais tout bonnement un pétard comme ceux qu’on tirait chez nous dans le jardin public. » Je mis le feu à un autre tube et j’observai les Tatares ; lorsque l’explosion se produisit, tous ces vieux se jetèrent la face contre le sol, en proie à une terreur qui se manifestait par le tremblement de leurs jambes… Moi-même sur le moment j’avais eu peur aussi, mais, quand je les vis si effrayés, je sentis naître tout à coup en moi une assurance extraordinaire. Pour la première fois depuis que j’étais prisonnier je grinçai des dents, et, quelques mots étrangers me revenant par hasard à l’esprit, je criai d’une voix aussi retentissante que possible :

— Parlez-bien-comme-ça-sir-mir-ferfluch-tur-mein-adieu-monsieur !

Là-dessus, j’allumai une troisième fusée… Quand ils la virent flamboyer au-dessus d’eux, l’effroi des Tatares atteignit les dernières limites et, même après qu’elle se fut éteinte, ils restèrent couchés le visage contre terre. Un seul releva la tête un tant soit peu, mais presque aussitôt il la baissa et se borna à m’appeler d’un petit signe. Je m’approchai de lui.

— Eh bien ! quoi ? l’interpellai-je. — Qu’est-ce que tu veux, maudit ? La mort ou la vie ?

(Je voyais que déjà ils avaient de moi une peur atroce.)

— Pardonne, Ivan : ne nous donne pas la mort, accorde-nous la vie !

Ailleurs, d’autres aussi m’appelaient du geste auprès d’eux ; c’était à qui me demanderait la vie, me prierait de lui pardonner.

Je m’aperçois que mon affaire est en bon train : sans doute Dieu juge dans sa miséricorde que j’ai suffisamment expié mes péchés. « Très sainte Reine du ciel ! dis-je du fond de l’âme ; grand saint Nicolas ! Secourez-moi, mes chers bienfaiteurs ! » Et, d’un ton sévère, je demande aux Tatares :

— Que dois-je vous pardonner ? Pourquoi épargnerais-je votre vie ?

— Pardonne-nous, répondent-ils, — de n’avoir pas cru à ton dieu.

« Ah ! pensé-je, faut-il que je les aie épouvantés ! » et je continue mon œuvre d’intimidation.

— Eh bien ! non, vous plaisantez, mes amis ; pour rien au monde je ne vous pardonnerai votre impiété !

Après avoir prononcé ces mots en grinçant des dents, je me mis en devoir de faire partir encore une pièce d’artifice.

La fusée s’éleva en l’air jetant dans l’obscurité un éclat terrible, et creva avec un bruit sinistre…

— Dans une minute, criai-je aux Tatares, — je vous fais périr tous, si vous ne voulez pas croire à mon Dieu !

— Ne nous fais pas périr, répondirent-ils, — tous nous consentons à reconnaître ton Dieu.

Je mis fin alors au feu d’artifice et je les baptisai dans un ruisseau.

— Vous les avez baptisés comme cela, tout de suite ?

— Séance tenante. D’ailleurs, pourquoi aurais-je différé ? Il valait mieux ne pas leur laisser le temps de se reconnaître. Le ruisseau était gelé, mais je pratiquai un trou dans la glace et j’y pris un peu d’eau que je versai sur leurs caboches en proférant les paroles sacramentelles : « Au nom du Père et du Fils… » Je passai à leurs cous les petites croix provenant des missionnaires ; je leur enjoignis de vénérer comme un martyr celui qui avait été assassiné et de prier pour lui ; je leur montrai l’endroit où reposaient ses restes.

— Et ils prièrent ?

— Oui.

— Mais, sans doute, ils ne connaissaient aucune des prières chrétiennes, ou bien vous les leur avez apprises ?

— Non, je n’avais pas le temps de les leur apprendre, car je voyais que c’était ou jamais le moment de filer. Je me bornai donc à leur dire : « Priez comme vous avez coutume de le faire, seulement gardez-vous bien de prononcer le nom d’Allah et remplacez-le par celui de Jésus-Christ. » Ils se conformèrent religieusement à mes instructions.

— Eh ! mais, privé de l’usage de vos pieds, comment avez-vous pu planter là ces nouveaux chrétiens ? Vous êtes donc parvenu à vous guérir ?

— Je découvris ensuite dans la boîte oubliée par les Khiviens une terre qui avait des propriétés corrosives : à peine mise en contact avec le corps, elle provoquait une inflammation terrible. Je feignis une maladie pour qu’on me laissât en repos et, une fois seul dans ma tente, j’appliquai ce caustique sur les plantes de mes pieds. L’effet fut très prompt : dans l’espace de quinze jours, mes blessures se rouvrirent, une abondante suppuration se produisit et avec le pus sortirent tous les crins de cheval que les Tatares avaient introduits dans mes chairs dix ans auparavant. Je ne fus pas long à me rétablir, mais, à mesure que mes forces revenaient, je faisais semblant d’aller de mal en pis, j’ordonnais aux femmes et aux vieillards de prier pour moi avec toute la ferveur possible parce que, disais-je, j’étais à l’article de la mort. Bien plus, à titre de pénitence publique, je les soumis à un jeûne avec défense expresse de sortir de leurs tentes avant trois jours, et, pour achever de les terrifier, j’allumai une dernière fusée, la plus grosse ; après cela, je pris la clé des champs…

— Et ils ne se mirent pas à votre poursuite ?

— Non ; comment, du reste, auraient-ils couru après moi ? Le jeûne les avait trop affaiblis et je leur avais fait une telle peur que, pour sûr, ils n’ont pas dû bouger de chez eux avant le troisième jour. Si ensuite ils sont sortis de leurs tentes, ce que j’ignore, ils auront compris que j’étais déjà trop loin pour qu’ils pussent me rattraper. Débarrassés des crins de cheval, mes pieds étaient devenus si légers, que je traversai toute la steppe presque d’une seule traite.

— Et à pied tout le temps ?

— Sans doute ; il n’y a pas là de chemins frayés, on ne rencontre personne, ou, si l’on rencontre quelqu’un, le plus souvent on n’a pas lieu de s’en féliciter. Le quatrième jour, s’offrit à mes yeux un Tchouvache qui menait avec lui cinq chevaux. Il m’invita à monter sur l’un d’eux. Je refusai par un sentiment de défiance.

— Pourquoi donc aviez-vous peur de lui ?

— Parce que… je ne sais pas, sa mine ne me disait rien de bon. De plus, il m’était impossible de découvrir à quelle religion il appartenait et, dans le doute, je crus prudent de ne pas voyager avec lui à travers la steppe. En m’abordant, cet équivoque personnage me cria :

— Monte, à deux nous ferons route plus gaiement.

— Qui es-tu ? lui demandai-je : — peut-être que tu n’as pas de dieu ?

— Comment, pas de dieu ? répliqua-t-il : — ce sont les Tatares qui n’en ont pas, ils mangent des juments, mais moi, j’ai un dieu.

— Quel est-il donc ? repris-je.

— Pour moi, tout est dieu, répondit-il ; — le soleil est dieu, la lune est dieu, les étoiles sont dieu… tout est dieu. Comment peux-tu dire que je n’ai pas de dieu ?

— Tout !… Hum !… Si tout est dieu pour toi, alors, Jésus-Christ n’est pas ton dieu ?

— Si, il est dieu aussi, et la Vierge est dieu, et Nikolatch est dieu…

— Quel Nikolatch ? voulus-je savoir.

— Eh bien ! celui qu’il y en a un en hiver, un en été.

Je louai sa dévotion à notre saint russe, Nicolas le Thaumaturge.

— Honore-le toujours, dis-je, — parce qu’il est russe.

Convaincu que j’avais affaire à un bon chrétien, j’étais tout disposé à accepter la monture et la compagnie du Tchouvache, mais, par bonheur, il lâcha étourdiment quelques mots qui me le montrèrent sous son vrai jour.

— Assurément, déclara-t-il, — j’honore Nikolatch : c’est vrai qu’en hiver je ne lui fais guère de présents, mais en été je lui donne deux grivnas pour qu’il ait bien soin de mes vaches, oui ! Et ce n’est pas sur lui seul que je compte, je sacrifie aussi un taureau à Kéréméti.

Je ne pus entendre ces paroles sans colère.

— Comment donc, vociférai-je, — oses-tu marchander ta confiance à Nicolas le Thaumaturge et ne lui donner, à lui, un saint russe, que deux grivnas, quand tu offres un taureau tout entier à Kéréméti, la divinité païenne des Mordouans ? Laisse-moi, je ne veux pas de ta société… Je n’irai pas avec toi, puisque tu as si peu de vénération pour Nicolas le Thaumaturge !

Je lui tirai ma révérence et poursuivis mon chemin. Je marchais le plus vite possible, sans prendre le temps de penser à rien. Le surlendemain, vers le soir, j’aperçus de l’eau et des hommes. Par prudence, je me couchai dans l’herbe et me mis à les examiner. Je voulais m’assurer au préalable de ce qu’étaient ces gens-là, car je craignais de retomber dans une captivité nouvelle, et pire encore que la première. Voyant qu’ils cuisaient de la nourriture, je jugeai que ce devaient être des chrétiens, et je me rapprochai d’eux en rampant. Je remarquai alors qu’ils faisaient le signe de la croix et buvaient de l’eau-de-vie. « Plus de doute, me dis-je, ce sont des Russes ! » Aussitôt, je m’élançai hors de l’herbe et me fis connaître. J’étais tombé au milieu d’une bande de pêcheurs : ils venaient de prendre du poisson. Ils m’accueillirent avec affabilité, comme il convenait à des pays, et m’offrirent de l’eau-de-vie.

— Mes amis, refusai-je, — par suite de mon long séjour parmi les Tatares, j’ai complètement perdu l’habitude d’en prendre.

— Eh bien ! cela ne fait rien, répondirent- ils ; — ici, tu es chez des compatriotes, tu t’y remettras : bois !

Je me versai un verre.

« Allons, que le Seigneur me bénisse ! À mon heureux retour ! » dis-je en moi-même, et je bus. Mais les braves garçons revinrent à la charge.

— Bois encore ! Il ne faut pas s’en aller sur une seule jambe.

Je cédai à leurs instances et, devenu fort expansif sous l’influence de la boisson, je leur fis le récit de toutes mes aventures, je leur appris d’où je venais, où et comment j’avais vécu. Assis près d’un feu de bois, je passai toute la nuit à raconter mon histoire en buvant de l’eau-de-vie ; j’étais si content de me retrouver dans la sainte Russie ! Mais, vers l’aurore, au moment où les bûches ne jetaient plus qu’une lumière mourante et où presque tous mes auditeurs s’étaient endormis, l’un d’eux me demanda :

— Est-ce que tu as un passeport ?

— Non, je n’en ai pas, répondis-je.

— Si tu n’en as pas, reprit-il, — ici, on te mettra en prison.

— Eh bien ! répliquai-je, — je vais rester avec vous : je suppose que chez vous on peut vivre même sans passeport ?

— En effet, dit-il, — chez nous on n’a pas besoin de passeport pour vivre, mais il en faut un pour mourir.

— Pourquoi cela ? questionnai-je.

— Mais comment le pope t’inscrira-t-il, si tu n’as pas de passeport ?

— En ce cas, qu’est-ce qu’on fera de moi ?

— Nous te jetterons à l’eau, et tu seras mangé par les poissons.

— Sans pope ?

— Sans pope.

J’étais un peu gris ; ces paroles m’épouvantèrent à un tel point que je fondis en larmes. Le pêcheur se mit à rire.

— J’ai dit cela pour plaisanter, expliqua-t-il : — meurs hardiment, nous t’enterrerons dans le sol natal.

Mais, en dépit de cette promesse, je restai tout chagrin.

— Elle est bonne, la plaisanterie ! répondis-je. — Si vous m’en faites souvent de pareilles, je ne vivrai pas jusqu’au printemps prochain.

Et, dès que mon interlocuteur se fut endormi comme ses camarades, je m’empressai de tirer au large. J’arrivai à Astrakhan, où je me fis des journées d’un rouble, en travaillant comme manœuvre. Dès lors, je m’ivrognai si bien que, je ne me rappelle pas comment, un beau jour, je me trouvai en prison dans une autre ville, d’où je fus expédié, sous bonne escorte, au chef-lieu de ma province. Là, on me donna le fouet à la police, puis on me ramena au village de G… La comtesse qui m’avait fait fouetter pour avoir coupé la queue du chat était morte ; son mari vivait encore, mais c’était maintenant un vieillard, et la dévotion avait remplacé chez lui la passion des chevaux. Quand on lui annonça mon arrivée, il se souvint de moi et ordonna que je fusse fouetté encore une fois, après quoi, je devais aller me confesser au père Ilia. Je reçus le fouet selon les anciens us, dans l’izba spécialement affectée à cette destination ; ensuite, je fus trouver le père Ilia, qui, m’ayant ouï au tribunal de la pénitence, m’interdit pour trois ans la communion…

— Mais comment, batuchka ! me récriai-je. — Je… Il y a tant d’années que je n’ai communié… j’étais si impatient…

— Il s’agit bien de ton impatience ! répliqua-t-il. — Pourquoi as-tu vécu maritalement avec des femmes tatares ? Sais-tu que je suis encore bien bon de te refuser simplement l’eucharistie ? Pour t’appliquer dans toute leur rigueur les canons des saints Pères, je devrais te brûler tous tes vêtements sur le corps, mais rassure-toi : les règlements de police ne permettent plus cela maintenant.

« Tant pis, me dis-je, — je me passerai des sacrements, puisqu’il le faut ; du moins, je vivrai tranquille à la maison, je me remettrai des souffrances de la captivité. » Mais le comte ne l’entendit pas ainsi.

— Je ne veux pas, déclara-t-il, — avoir près de moi un excommunié.

Et il ordonna à l’intendant de m’inscrire comme serf redevancier, après que j’aurais reçu une seconde fessée qui, celle-ci, me serait administrée publiquement, pour l’exemple. Ainsi fut fait : cette fois, on me fouetta conformément à la nouvelle mode, c’est-à-dire sur le perron du logis de l’intendant, en présence de toute la domesticité, et finalement on me donna un passeport. Je partis heureux comme je ne l’avais pas été depuis bien des années, c’était pour moi un immense soulagement d’avoir enfin mes papiers en règle. Je n’avais aucun projet arrêté, mais Dieu m’envoya de l’occupation.

— Quelle occupation ?

— Eh bien ! toujours dans le même genre, dans la partie des chevaux. Je me mis en route dénué de tout, ne possédant pas un grosch, mais je ne tardai pas à me faire une très jolie situation, et j’aurais pu m’organiser mieux encore, sans une certaine circonstance.

— Peut-on vous demander de préciser cette circonstance ?

— Divers esprits et passions s’emparèrent de moi, et, de plus, je tombai au pouvoir d’une chose sans pareille.

— Quelle est donc cette chose sans pareille dont vous parlez ?

— Le magnétisme.

— Comment ? Le magnétisme ?

— Oui, l’influence magnétique d’une personne.

— Mais comment avez-vous senti sur vous cette influence ?

— La volonté d’un autre agissait en moi et j’accomplissais la destinée d’autrui.

— C’est alors, sans doute, qu’est arrivée votre perte, après laquelle vous avez cru devoir remplir la promesse faite par votre mère et entrer dans un couvent ?

— Non, cela a eu lieu plus tard encore. Avant d’arriver à la conviction que je devais me faire moine, j’ai eu encore bien d’autres aventures.

— Pouvez-vous nous les raconter ?

— Pourquoi pas ? Très volontiers.

— Nous vous écoutons.

X

Lorsqu’on m’eut délivré un passeport, je partis sans savoir ce que j’allais devenir. J’arrivai dans une foire où je vis un Tsigane et un moujik en train de faire un échange de chevaux. Le Tsigane procédait dans cette affaire avec une insigne déloyauté. Pour démontrer comme quoi son cheval était plus vigoureux que celui du paysan, il avait attelé le premier à une charrette remplie de millet et le second à un chargement de pommes. Comme de juste, bien que le poids à déplacer fût le même de part et d’autre, le cheval du moujik suait à grosses gouttes, car l’odeur des pommes, qui est si désagréable aux chevaux, lui ôtait ses forces. Je m’aperçus en outre que le cheval du Tsigane était sujet aux défaillances ; cela se remarquait tout de suite : il avait au front la marque qu’y laisse le feu ; le Tsigane, il est vrai, prétendait que c’était une verrue et rien de plus. Naturellement j’eus pitié du moujik, en le voyant sur le point de conclure un marché de dupe : quels services, en effet, aurait pu lui rendre un cheval sujet aux évanouissements ? D’ailleurs, je haïssais de tout mon cœur les Tsiganes depuis le jour où l’un d’eux m’avait poussé dans la voie du vagabondage et du vol ; peut-être aussi un secret pressentiment m’avertissait-il que cette engeance devait encore m’être fatale. Je signalai donc au moujik le défaut de ce cheval et, comme le Tsigane contestait mon dire en soutenant que ce que je prenais pour une brûlure était une verrue, pour prouver que je ne me trompais pas, je piquai avec une petite aiguille le rein de l’animal : incontinent il s’abattit en proie à de violentes convulsions. Ma connaissance des chevaux me permit de donner aux paysans d’utiles conseils pour leurs acquisitions ; en retour, je reçus de chacun d’eux une pièce de vingt kopeks, sans parler des consommations qu’ils me payèrent dans les cabarets ; je fis ainsi une fort bonne journée. Tel fut mon début. À partir de ce moment, je commençai à acquérir des ressources et en même temps je menai joyeuse vie. Un mois ne s’était pas écoulé que déjà je me trouvais dans une fort belle position. J’allais de foire en foire, revêtu des insignes de ma profession, et partout je mettais les pauvres gens en garde contre les pièges tendus à leur inexpérience. Cela me rapportait force profits pécuniaires. indépendamment des régalades dans les traktirs. Mais les Tsiganes dont je débinais les trucs voyaient en moi ni plus ni moins qu’un fléau de Dieu, et j’appris indirectement qu’ils avaient l’intention de me faire un mauvais parti. Comprenant que, si j’avais à me défendre contre une bande de ces individus, je succomberais nécessairement sous le nombre, je m’arrangeai de façon à ce qu’ils ne me rencontrassent jamais seul. Dans la société des moujiks, je n’avais rien à craindre de mes ennemis car, si alors ils m’avaient attaqué, les braves paysans, à qui je rendais service, m’auraient prêté main forte. Les Tsiganes ne s’y frottèrent pas, mais ils cherchèrent à se venger d’une autre manière : ils répandirent le bruit que j’étais un sorcier et qu’il y avait de la diablerie dans mon fait. Bien entendu, cela n’avait pas le sens commun. Comme je vous l’ai dit, j’ai un don pour le cheval et j’enseignerais très volontiers ma science à quiconque voudrait l’acquérir, mais elle ne profitera à personne.

— Pourquoi cela ?

— Personne ne comprendra, parce qu’il est indispensable d’avoir pour cela un don inné. J’en ai fait plus d’une fois l’expérience, mes leçons n’ont jamais servi à rien ; mais si vous le permettez, nous reviendrons plus tard sur ce sujet. Lorsque la renommée de mon extraordinaire pénétration se fut répandue dans les foires, un remonteur, un prince, s’il vous plaît, m’offrit cent roubles.

— Mon ami, me dit-il, — révèle-moi le secret de ta sagacité. Je donnerais gros pour le posséder.

— Je n’ai aucun secret, répondis-je, — c’est chez moi un don de nature.

Il insista néanmoins :

— Allons, apprends-moi comment tu juges si bien de la valeur d’un cheval. Et, pour que tu ne me soupçonnes pas de vouloir te filouter ton secret, tiens, voici cent roubles.

Que faire ? Je haussai les épaules et nouai l’argent dans mon mouchoir.

— Soit, commençai-je ensuite, — je vais vous dire ce que je sais, veuillez l’écouter pour votre instruction ; mais si vous ne retirez aucun profit de mes enseignements, je décline d’avance toute responsabilité à cet égard.

— C’est entendu, dit-il, — que je profite ou non de tes leçons, ce ne sera pas ta faute. Maintenant, parle.

— La première chose, repris-je, — l’essentiel, si l’on veut se faire une idée juste de ce qu’est un cheval, c’est de se mettre en bonne place pour l’examiner et de ne jamais quitter son poste d’observation. Il faut d’abord considérer intelligemment la tête, puis embrasser du regard tout l’animal jusqu’à la queue, sans tournailler autour de lui comme font les officiers. Ils tâtent la nuque, le garrot, le museau, l’épine dorsale, la poitrine, je ne sais quoi encore, et toujours sans rime ni raison. Cette niaiserie fait le bonheur des marchands, aussi adorent-ils les officiers de cavalerie. Dès qu’un maquignon se trouve avoir affaire à un de ces prétendus connaisseurs, il fait manœuvrer devant lui le cheval en tous sens, il le tourne et le retourne, il l’exhibe sous toutes les faces, mais la partie qu’il ne veut pas montrer, jamais de la vie il ne la laissera voir ; il y a là un trompe-l’œil, et ces supercheries sont innombrables. Un cheval a-t-il les oreilles pendantes, — on lui coupe un verchok[3] de peau sur la nuque, on rapproche les lèvres de la plaie, on les recoud, on applique de la graisse par là-dessus, et à la suite de l’opération le cheval redresse ses oreilles, mais pas pour longtemps : quand la peau s’est relâchée, les oreilles retombent. Si celles-ci sont trop longues, on les rogne et, pour les faire tenir droites, on y introduit de petites cornes. Si le chaland cherche à appareiller des chevaux et que l’un d’eux ait, par exemple, une étoile sur le front, le maquignon a vite fait de fabriquer la même étoile à l’autre : il passe le poil à la pierre ponce, ou bien il prend une rave cuite et l’applique toute brûlante à l’endroit où il faut faire pousser du poil blanc. Le résultat est immédiat ; seulement, si on y regarde de près, on voit que le poil de la tache ainsi obtenue est toujours un peu plus long que celui de la tache naturelle ; l’étoile produite artificiellement fait saillie comme une verrue. Avec les yeux, le public est encore mieux mystifié. Tel cheval a de petites fossettes au-dessus de l’œil, c’est d’un vilain effet, mais le maquignon perce la peau avec une épingle, ensuite il colle ses lèvres à l’endroit où il a fait la piqûre, et il ne cesse d’y insuffler de l’air jusqu’à ce que la peau gonfle ; l’œil alors prend un aspect plus frais et plus beau. Ce procédé est d’une pratique facile, car, si on souffle sur l’œil d’un cheval, la chaleur de l’haleine cause à l’animal une sensation agréable et il reste immobile pendant l’opération, mais, une fois l’air sorti, les salières reparaissent au-dessus des yeux. Pour reconnaître cette fraude, il y a un moyen : tâter autour de l’os s’il ne vient pas d’air. Mais ce qui est plus drôle encore, c’est la façon dont les marchands s’y prennent pour vendre des chevaux aveugles. C’est une vraie comédie. Un officier, par exemple, promène un fétu de paille devant l’œil du cheval pour s’assurer si ce dernier voit la paille, mais lui-même ne voit pas qu’au moment où le cheval doit secouer la tête, le maquignon lui flanque subrepticement un coup de poing dans le ventre ou dans les côtes. Il en est d’autres qui font mine de passer doucement la main sur le dos du cheval, mais ils ont un petit clou dans leur gant et ils piquent tout en ayant l’air de caresser. Ce que je viens de vous dire n’est pas la dixième partie des explications que je donnai à mon remonteur, mais j’eus beau lui prodiguer les conseils, le lendemain il acheta un tas de carcans tous plus lamentables les uns que les autres et il m’appela triomphalement pour me les montrer :

— Mon ami, viens un peu voir si j’ai eu la main heureuse dans mes acquisitions.

Un coup d’œil me suffit pour être fixé.

— Il est inutile de les examiner, répondis-je en riant. — Celui-ci a les épaules charnues, il bronchera ; celui-là se couche et ramène son sabot sous son ventre, il aura une hernie d’ici à un an au plus tard ; cet autre a un tic : en mangeant son avoine, il agite sa jambe de devant et frappe du genou la mangeoire.

Je critiquai ainsi tour à tour chacun des chevaux achetés par le remonteur et l’événement prouva que je ne m’étais pas trompé. Le lendemain, le prince me dit : — Non, Ivan, décidément il m’est impossible d’acquérir le don que tu possèdes. Mieux vaut que je te prenne à mon service comme connaisseur, tu choisiras les chevaux, et je me bornerai à les payer.

Je consentis et je passai trois bonnes années auprès de ce barine qui me traitait non comme un serf ou un mercenaire, mais comme un ami et un collaborateur. Sans les sorties que je me permettais parfois, j’aurais même pu amasser une fortune, car tout propriétaire de haras qui veut faire des affaires avec un remonteur commence par envoyer en catimini un homme sûr au connaisseur pour mettre ce dernier dans ses intérêts ; les éleveurs savent que généralement le remonteur n’entend rien à la besogne dont il est chargé et que l’important est d’être bien avec le conseiller qui le guide dans ses achats. Comme je vous l’ai dit, la nature m’avait doué pour le métier de connaisseur, mais ce métier, je l’exerçais en conscience : pour rien au monde je n’aurais pu me résoudre à tromper mon patron. Il ne l’ignorait pas et faisait grand cas de moi ; la plus franche cordialité régnait dans nos relations réciproques. S’il avait passé la nuit dans un tripot où la chance lui avait été contraire, le lendemain matin il venait familièrement, en arkhalouk[4], me trouver à l’écurie.

— Eh bien ! quelles nouvelles, mon presque à demi très honoré Ivan Sévérianitch ? commençait-il ; — comment vont vos affaires ?

Il m’appelait toujours presque à demi honoré, mais c’était chez lui histoire de plaisanter ; dans le fond, comme vous voyez, il avait pour moi une entière estime.

Je savais ce que signifiait ce préambule et j’avais coutume de répondre :

— Passablement ; mes affaires, grâce à Dieu, sont en bon état, mais je ne sais pas comment vont celles de Votre Altesse ?

— Les miennes, reprenait-il, — sont assez mauvaises, je dirai même qu’elles ne pourraient pas être pires.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandais-je. — Pour sûr, vous vous êtes encore fait ratisser hier comme l’autre jour ?

— Vous avez deviné juste, mon presque à demi très honoré, j’ai été nettoyé, ce qui s’appelle nettoyé.

— Et de quelle somme Votre Grâce a-t-elle été allégée ?

Il indiquait le chiffre auquel s’élevait sa perte.

— Votre Altesse mériterait une bonne fessée, disais-je en hochant la tête, — malheureusement il n’y a personne pour la lui donner.

Le prince se mettait à rire.

— Le fait est qu’il n’y a personne, observait-il.

— Eh bien ! tenez, couchez-vous sur mon lit, je vais changer le sac qui me sert de chevet, j’en mettrai un propre et je vous fouetterai moi-même.

Il accueillait ces paroles par un nouveau rire, puis il entreprenait le siège de la caisse affectée à l’entretien de l’écurie.

— Non, au lieu de me fouetter, donne-moi plutôt de l’argent pour ma revanche : j’irai me racquitter et je les mettrai tous à sec.

— Quant à ça, je vous remercie humblement, répliquais-je, — non, jouez, mais ne courez pas après votre argent.

— Comment, tu me remercies ! répondait-il en riant, mais ensuite il poursuivait d’un ton fâché : — Allons, je t’en prie, ne t’oublie pas, finis-en avec la tutelle que tu prétends exercer sur moi et donne-moi de l’argent.

Nous demandâmes à Ivan Sévérianitch s’il déférait, en pareil cas, au désir du prince.

— Jamais, répondit-il. — Tantôt je lui disais faussement que j’avais dépensé tout l’argent pour acheter de l’avoine ; tantôt je quittais tout bonnement l’écurie et je le plantais là.

— Cette conduite devait l’irriter contre vous ?

— Oui, tout d’abord il prenait la mouche : « C’est fini, déclarait-il ; à partir de ce moment, à demi très honoré, vous n’êtes plus à mon service. »

Je répondais :

— Allons, c’est bien. Veuillez me donner mon passeport.

— Bien, reprenait-il, — faites vos préparatifs de départ : demain vous aurez votre passeport.

Mais, le lendemain, il n’était plus question de cela entre nous. Une heure après cette scène, le prince venait me trouver, animé de sentiments tout autres.

— Je vous remercie, disait-il, — mon grandement peu considéré, d’avoir eu du caractère et de m’avoir refusé de l’argent pour ma revanche.

Et il appréciait tellement cette manière d’agir que, s’il m’arrivait à moi-même quelque chose au cours de mes sorties, il me passait cela comme il aurait pu le passer à un frère.

— Qu’est-ce qui vous arrivait donc ?

— Je vous ai déjà dit que je faisais des sorties.

— Mais qu’entendez-vous par ce mot ?

— J’allais m’amuser au dehors. Depuis que j’avais rappris à boire de l’eau-de-vie, j’évitais avec soin d’en faire un usage journalier ; mais, s’il me survenait quelque contrariété, alors, c’était plus fort que moi, il fallait que je busse, et tout de suite je me donnais campos pour quelques jours. Cela me prenait sans que j’eusse pu dire au juste comment ; par exemple quand des chevaux quittaient l’écurie : ce n’étaient pas des frères pour moi et cependant leur départ m’affectait à un tel point que je me mettais à boire, surtout si j’étais séparé d’un cheval d’une beauté remarquable : le coquin ne cessait de me trotter devant les yeux, si bien que, pour m’arracher à cette obsession, je faisais une sortie.

— Autrement dit, vous vous pochardiez.

— Oui, j’allais boire.

— Et vous en aviez pour longtemps ?

— M… n… n… c’est comme cela tombait ; la durée de mes sorties n’avait rien de fixe. Des fois je buvais tant que j’avais de l’argent, jusqu’à ce que j’eusse reçu une raclée ou battu moi-même quelqu’un. Mais, d’autres fois, cela finissait plus vite : après une nuit passée au poste ou dans le ruisseau j’étais dessoûlé, et il n’y paraissait plus. En pareille circonstance, j’observais invariablement la règle suivante : dès que je me sentais irrésistiblement poussé à faire une sortie, j’allais trouver le prince et je lui disais :

— Altesse, voici les fonds, veuillez les garder, je m’en vais.

Il prenait l’argent sans objecter un mot ou se bornait à demander :

— Votre Grâce compte-t-elle faire longtemps la noce ?

J’indiquais un temps plus ou moins long, suivant que le cœur m’en disait, et je partais. Jusqu’à mon retour au logis, le prince me remplaçait dans mes occupations et tout allait bien. Mais j’étais désolé d’avoir un tel défaut ; j’imaginai de m’en guérir tout d’un coup et je fis une dernière sortie à laquelle maintenant encore je ne puis penser sans frayeur.

XI

Naturellement, nous priâmes Ivan Sévérianitch de mettre le comble à son amabilité en nous racontant ce nouvel épisode de son existence accidentée, il voulut bien y consentir et nous fit en ces termes le récit de sa « dernière sortie » :

— Nous avions acheté comme cheval d’officier une pouliche nommée Didon qui provenait d’un haras et qui était admirablement belle. Une robe zain doré, une charmante petite tête, de jolis yeux, des naseaux subtils et bien fendus, un poitrail plat et large sur le devant, arrondi en dessous, une crinière soyeuse, des jambes fines avec des bas blancs… Et quelle légèreté dans ces jambes ! Pour elles la course n’était qu’un jeu… En un mot, tout amateur, tout homme ayant le sens de la beauté pouvait rester rêveur devant un pareil animal. Cette jument m’avait tellement donné dans l’œil que, pour la contempler tout à mon aise, je ne sortais plus de l’écurie. Je lui prodiguais les caresses, je la pansais de mes propres mains, je l’essuyais tout entière avec un mouchoir blanc pour qu’il n’y eût pas sur sa robe le plus petit grain de poussière, je la baisais même sur le front, à l’endroit où se séparaient ses poils dorés… Dans ce temps-là, deux foires sollicitaient simultanément notre attention, ce qui fut cause que le prince et moi nous nous quittâmes. Il se rendit à la foire de K…, tandis que je suivais celle de L… Et tout d’un coup je reçus une lettre de lui : « Envoie-moi ici tels et tels chevaux », m’écrivait-il. Dans le nombre il nommait Didon. Je ne savais pas pourquoi il demandait cette superbe bête dont la vue réjouissait mon œil d’amateur, mais naturellement je supposai qu’il l’avait ou troquée contre un autre cheval ou vendue, ou, chose plus probable encore, perdue au jeu… Je confiai Didon aux palefreniers qui devaient la conduire au prince et, quand je l’eus mise en route, je voulus faire une sortie pour me consoler. Mais ma situation était alors tout à fait extraordinaire. Je vous ai dit quelle était mon habitude invariable : si je sentais le besoin d’aller m’amuser, je me rendais auprès du prince, je lui remettais tout l’argent qui se trouvait entre mes mains (c’était toujours une somme importante) et je lui disais : « Je m’absente pour tant de jours. » Oui, mais dans le cas présent comment pratiquer cette règle puisque le prince lui-même était absent ? « Non, me dis-je, cette fois je n’irai pas boire, car mon barine n’est pas ici et il m’est impossible de régler la situation avant de sortir. » Je n’avais en effet personne à qui remettre les fonds dont j’étais détenteur, et il ne s’agissait pas d’une bagatelle, mais de plus de cinq mille roubles. Je décidai donc que je devais renoncer à ma sortie et je m’efforçai de rester fidèle à cette résolution ; mais à mesure que je me raidissais contre moi-même, la tentation, loin de s’affaiblir, devenait de plus en plus forte. À la fin, je n’eus plus qu’une seule idée : trouver le moyen de tout concilier, c’est-à-dire d’aller m’amuser sans exposer à aucun danger l’argent du prince. Dès lors, je commençai à le cacher dans une foule d’endroits plus invraisemblables les uns que les autres, là où il ne serait venu à l’esprit de personne de déposer de l’argent… « Que faire ? pensais-je, évidemment on n’est pas maître de soi ; je vais mettre ces fonds en lieu sûr et, après cela, je contenterai mon envie. » Mais je n’avais pas plus tôt serré ce maudit argent quelque part que l’inquiétude s’emparait de moi ; en quelque endroit que je l’eusse mis, je me figurais, un instant après, qu’il était mal caché et qu’il serait volé par quelqu’un. J’allais immédiatement le reprendre pour le placer ailleurs… C’est ainsi que je le portai tour à tour dans les greniers à foin, dans les caves, sous les combles, etc. Dès que j’avais fait choix d’une cachette, je m’imaginais que quelqu’un m’avait vu y déposer le magot et ne manquerait pas de le dénicher. À la fin, je pris le parti de garder l’argent sur moi : « Non, en voilà assez, me dis-je, sans doute il est écrit que je ne boirai pas aujourd’hui. » Tout à coup me vint une pieuse inspiration : « Cette passion qui me tourmente, c’est l’œuvre du diable ; avec le secours de la religion, j’écarterai de moi le coquin. » Cette pensée me conduisit à la messe où je priai de tout mon cœur. En sortant de l’église, je remarquai sur un mur la peinture du Jugement Dernier ; on y voyait dans un coin la géhenne et le diable que des anges battaient avec des chaînes. Je m’arrêtai pour contempler cette fresque, je priai avec ferveur les saints anges ; quant au diable, je lui montrai le poing et lui fis la nique en l’apostrophant avec mépris.

Aussitôt le calme rentra dans mon âme ; je revins à la maison et, après avoir expédié les affaires courantes, j’allai prendre du thé dans un traktir. Je trouvai là, entre autres consommateurs, une sorte d’aigrefin qui était bien l’être le plus menteur du monde. J’avais déjà vu cet homme auparavant et je ne le considérais que comme un charlatan ou un paillasse, car il traînait ses guêtres dans toutes les foires et s’adressait en français aux messieurs pour leur demander l’aumône. C’était soi-disant un noble, un ancien militaire, mais il s’était ruiné au jeu, et la perte de son patrimoine l’avait réduit à la mendicité… Au moment où j’entrai dans ce traktir, les garçons de l’établissement s’efforçaient de le mettre à la porte, mais il ne voulait pas s’en aller.

— Savez-vous seulement qui je suis ? leur disait-il. — Je ne suis pas du tout votre égal ; j’ai eu des serfs en ma possession et j’ai fouetté dans mon écurie, par manière de passe-temps, plus d’un gaillard comme vous. Si j’ai tout perdu, c’est que Dieu l’a voulu ainsi, le sceau de sa colère est sur moi, que nul par conséquent ne se permette de me toucher.

Sans s’émouvoir des rires par lesquels les garçons, incrédules, accueillaient ses paroles, il entreprit ensuite le récit de sa vie passée : à l’en croire, il avait autrefois roulé carrosse ; un jour il avait forcé tous les pékins à évacuer un jardin public ; il lui était arrivé aussi de se présenter nu chez la femme du gouverneur…

— Maintenant, ajouta-t-il, — je suis maudit en punition de mes égarements, et toute ma nature est pétrifiée, en sorte que je dois continuellement l’humecter. Qu’on me donne donc de la vodka ! Je n’ai pas d’argent pour la payer, mais je la consommerai, verre compris.

Quelqu’un, alléché par le spectacle que promettaient ces derniers mots, lui fit servir de l’eau-de-vie. L’étrange personnage commença par la boire, puis, tenant religieusement sa parole, il se mit à broyer le verre entre ses dents et l’avala au milieu des rires du public. Moi, ce que j’éprouvais, c’était un sentiment de pitié à la vue de ce gentilhomme qui risquait ainsi sa vie afin de satisfaire sa passion pour les liqueurs fortes. « Après un pareil exploit, pensai-je, c’est bien le moins qu’on lui donne de quoi rincer ses boyaux », et je lui fis servir à mes frais un autre petit verre d’eau-de-vie, mais sans exiger qu’il absorbât le contenant avec le contenu.

— Ne mange pas le verre, lui dis-je, — c’est inutile.

Touché de mon procédé, il me tendit la main.

— Assurément, commença-t-il, — tu es né dans la domesticité d’un barine ?

Je répondis affirmativement.

— On voit tout de suite, reprit-il, que tu n’es pas du même acabit que ces cochons. Grand merci pour ta politesse.

— Il n’y a pas de quoi, fis-je ; — va, et que Dieu t’assiste !

— Non, je suis enchanté de causer avec toi. Approche-toi, je vais m’asseoir à tes côtés.

— Allons, soit, assieds-toi.

Quand il se fut assis près de moi, il me parla tout d’abord de la famille distinguée à laquelle il appartenait et de la brillante éducation qu’il avait reçue, puis, s’interrompant :

— Qu’est-ce que c’est que cela ? me demanda-t-il ; — c’est du thé que tu bois ?

— Oui, c’est du thé. Veux-tu en boire aussi ?

— Merci, je ne peux pas prendre de thé.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas une tête à thé, mais une tête brûlée[5] : dis plutôt qu’on m’apporte encore un petit verre d’eau-de-vie !…

Il fit ainsi renouveler sa consommation trois fois de suite, ce qui finit par m’ennuyer beaucoup. Mais je trouvais plus insupportables encore les hâbleries que mon interlocuteur ne cessait de débiter ; il racontait, pour se faire mousser, Dieu sait quels mensonges, puis brusquement se répandait en doléances et en lamentations sur sa pauvreté.

— Pense un peu quel homme je suis ! disait-il. — Dieu m’a fait naître la même année que l’Empereur et je suis du même âge que Sa Majesté.

— Eh bien ! quoi ?

— Eh bien ! malgré tout cela, quelle est ma position ? Malgré tout cela, les honneurs ne sont nullement venus à moi, je végète dans la misère et, comme tu viens de le voir, je suis méprisé par tout le monde.

Là-dessus, il demanda encore de l’eau-de-vie, mais cette fois il se fit apporter un carafon entier ; ensuite il entama le chapitre démesurément long de toutes les avanies qu’il avait à subir de la part des marchands dans les traktirs, et conclut en ces termes :

— S’imaginent-ils, ces hommes sans éducation, que ce soit une tâche facile, celle qui consiste à toujours boire et à manger des verres ? C’est un métier fort difficile, mon ami, et même tout à fait impossible pour bien des gens, mais j’y ai plié ma nature : il faut, en effet, que chacun porte sa croix et je porte la mienne.

— Pourquoi donc, observai-je, — persévérer ainsi dans cette habitude ? Tu n’as qu’à l’abandonner.

— L’abandonner ! répéta-t-il. — A-ah ! non, mon ami, il m’est impossible de l’abandonner.

— Pourquoi ne le peux-tu pas ?

— Je ne le puis pas pour deux raisons : d’abord, parce que, si je ne buvais pas, je ne saurais où aller coucher et je serais obligé de marcher toute la nuit ; la seconde raison, qui est la principale, c’est que mes sentiments chrétiens ne me permettent pas de faire cela.

— Qu’est-ce que tu dis ? répliquai-je. — Que tu t’adonnes à la boisson parce que tu n’as ni feu ni lieu, je le comprends ; mais que tes sentiments chrétiens ne te permettent pas de renoncer à une existence si crapuleuse, cela, je ne veux pas le croire.

— Oui, voilà, reprit-il, — tu ne veux pas le croire….. C’est ce qu’ils disent tous….. Mais, je te le demande, si je renonce à l’ivrognerie, si je laisse là cette habitude, et que quelqu’un la ramasse, sera-ce un bonheur pour lui, oui ou non ?

— Miséricorde ! m’écriai-je. — Non, certes, il n’aura pas lieu de s’en réjouir.

— A-ah !..... Eh bien ! s’il faut que je souffre, du moins qu’on me tienne compte de cela ! Et, maintenant, offre-moi encore un carafon d’eau-de-vie !

J’obtempérai à son désir et me remis à l’écouter : sa conversation commençait à me paraître intéressante.

— Plutôt que de faire le malheur d’un autre, poursuivit-il, — j’aime mieux subir moi-même ce supplice, car je suis un homme bien né et j’ai reçu une bonne éducation, à telles enseignes que, dès l’âge le plus tendre, je disais déjà mes prières en français. Mais je n’ai pas connu la pitié, j’ai été un bourreau pour mes semblables, j’ai risqué mes serfs comme enjeu d’une partie de cartes, j’ai séparé la mère de ses enfants, j’ai épousé une femme riche et je l’ai fait mourir de chagrin. Enfin, après avoir commis tant de mauvaises actions, j’ai encore osé murmurer contre Dieu, lui reprocher de m’avoir donné un pareil caractère. Il m’a puni en m’en donnant un autre, si bien qu’il n’y a plus en moi le moindre orgueil. On peut me cracher au visage, me souffleter sur les deux joues, pourvu que je boive, j’oublie, tout le reste.

— Et maintenant tu ne te plains plus de ton caractère ?

— Non, répondit-il, — car, bien qu’il soit pire, il ne laisse pas d’être meilleur.

— Comment cela ? demandai-je. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Eh bien ! maintenant je sais, du moins, une chose, c’est que, si je me perds, en revanche je ne peux plus perdre les autres, car tous se détournent de moi. À présent je suis exactement comme Job sur son fumier : en cela est tout mon bonheur, tout mon salut.

Ici, il fit une pause pour achever le carafon d’eau-de-vie et en redemander un autre.

— Sais-tu une chose, cher ami ? reprit-il ensuite : — ne méprise jamais personne, car nul ne peut savoir pourquoi quelqu’un est tourmenté par telle ou telle passion. Nous, les possédés, nous souffrons, mais les autres, par contre, l’ont plus douce. Et toi-même, si quelque passion te rend malheureux, ne t’en dépouille pas par un acte pur et simple de ta volonté, de peur qu’un autre individu ne la ramasse et n’en devienne à son tour victime, mais cherche quelqu’un qui consente à te débarrasser de cette faiblesse.

— Et où trouver un pareil homme ? répliquai-je. — Personne ne consentira à cela !

— Pourquoi donc ? Tu n’as même pas à aller loin : un tel homme est devant toi : moi-même je suis cet homme.

— Tu plaisantes ?

Il se dressa brusquement.

— Non, fit-il, je ne plaisante pas, et si tu ne me crois pas, mets-moi à l’épreuve.

— Mais comment faire pour cela ?

— C’est bien simple : tu veux savoir quel est mon don ? Mon ami, je possède un grand don ; tiens, vois-tu, je suis ivre en ce moment….. Oui ou non, suis-je ivre ?

Je le regardai : il avait le visage livide et les yeux hagards, à peine se tenait-il sur ses jambes.

— Oui, répondis-je, — tu es ivre, c’est évident.

— Eh bien ! maintenant, reprit-il, — tourne-toi une minute du côté de l’icône et récite mentalement un Pater.

J’obéis et, les yeux fixés sur l’image sainte, je me mis à réciter en esprit l’oraison dominicale. Je n’avais pas plus tôt fini que de nouveau j’entendis la voix de ce barine ivre :

— Allons, à présent, regarde-moi : oui ou non, suis-je en état d’ivresse ?

Je me retournai vers lui : il n’y avait plus trace d’ébriété sur son visage, il était debout devant moi, frais et souriant.

— Qu’est-ce que cela signifie ? lui demandai-je ; — quel est ton secret ?

— Ce n’est pas un secret, cela s’appelle le magnétisme.

— Quoi ? Je ne comprends pas.

— C’est une puissance particulière, inhérente à l’homme, et qui résiste à l’ivresse comme au sommeil, parce qu’elle est un don. Je t’ai montré cela pour te faire comprendre que, si je le voulais, je pourrais à l’instant même renoncer à la boisson. Je ne le veux pas, de peur qu’à ma place un autre ne se mette à boire, et que moi-même, guéri de ma passion, je ne vienne à oublier Dieu. Mais ce que je ne fais pas pour moi, je suis prêt à le faire pour autrui ; je puis en un instant faire passer à n’importe qui le goût du vin.

— Alors, fais-le-moi passer, je t’en prie !

— Est-ce que tu bois ? interrogea-t-il.

— Oui, et même parfois avec excès.

— Eh bien ! sois tranquille, c’est pour moi la chose la plus facile du monde et je tiens à reconnaître ton amabilité : je t’enlèverai cela comme avec la main.

— Ah ! s’il te plaît, enlève-le-moi ! suppliai-je.

— Soit, mon ami, soit. Puisque tu m’as régalé, je ferai cela pour toi ; je te débarrasserai de cette passion et je m’en chargerai. Un carafon et deux verres ! cria-t-il ensuite.

— Pourquoi donc demandes-tu deux verres ? questionnai-je.

— Un pour moi, l’autre pour toi.

— Moi, je ne boirai pas.

À ces mots, il se fâcha :

— Chut ! silence ! Tais-toi ! Qu’est-ce que tu es en ce moment ? Un malade.

— Allons, soit, je ne contesterai pas ton dire : je suis un malade.

— Et moi je suis ton médecin ; tu dois, par conséquent, exécuter mes prescriptions et prendre le remède que je t’ordonne.

Ce disant, il remplit les deux verres ; puis, au-dessus du mien, il commença à faire dans l’air des gestes comme un maître de chapelle.

Après s’être livré pendant quelques instants à cet exercice, il reprend d’un ton impérieux :

— Bois !

J’eus une seconde d’hésitation, mais, pour dire la vérité, ma propre inclination ne s’accordait que trop bien avec l’ordre qui m’était donné. « Allons-y, pensai-je, je vais boire, mais seulement par curiosité ! » et je vidai mon verre.

— Est-elle bonne ? me demanda-t-il. — Lui trouves-tu un goût agréable ou amer ?

— Je ne sais comment te dire, répondis-je.

— Cela prouve que tu n’en as pas assez pris.

Incontinent il remplit un second verre au-dessus duquel il se remit à gesticuler à la façon d’un chef d’orchestre et, quand il eut ainsi agité ses bras à maintes reprises, il me fit boire ce nouveau verre ; après quoi, il me posa encore la question :

— Celle-ci, qu’en dis-tu ?

— Elle m’a paru un peu raide, répondis-je en riant.

Il hocha la tête, me versa aussitôt un troisième verre, exécuta au-dessus la même pantomime que tout à l’heure et d’un ton de commandement, me dit :

— Bois !

— Celle-ci a mieux passé, observai-je quand j’eus vidé mon verre.

Cette fois, c’est de mon propre mouvement que je fais venir un autre carafon, je me mets à régaler mon barine, non sans me verser à moi-même force rasades. Il ne m’en empêche pas, seulement il ne me laisse boire que quand il a pratiqué, au préalable, ses passes mystérieuses sur ma boisson ; si je porte mon verre à mes lèvres avant l’accomplissement de cette formalité, il s’empresse de me le retirer des mains :

— Halte-là !… Une minute !… dit-il.

Il fait ses exorcismes au-dessus de mon verre et, après cela, me permet de boire :

— Là, maintenant la potion est prête, tu peux prendre selon la formule.

Je continuai cette cure jusqu’au soir dans le traktir en compagnie du barine. J’avais la conscience parfaitement tranquille parce que je savais que je buvais non pour me pocharder, mais pour en finir avec cette habitude. Je tâtai la poche de ma redingote et, sentant que l’argent y était encore, je me remis à lever le coude.

Le barine, attablé avec moi devant un carafon d’eau-de-vie, me racontait les orgies qu’il avait faites jadis et s’étendait avec une complaisance particulière sur ses aventures galantes ; à ce propos, il me prit même vivement à partie parce que je ne comprenais pas l’amour.

— Que veux-tu ? lui dis-je : — ce n’est pas ma faute si je ne suis pas porté vers ces bagatelles. Grand bien te fasse de tout comprendre, tu n’en es pas moins une fameuse gouape.

— Chut ! silence ! répliqua-t-il : — l’amour est ce qu’il y a de plus saint en nous !

— Des bêtises !

— Tu es un rustre et un drôle, si tu oses bafouer le sentiment le plus sacré du cœur et l’appeler une bêtise.

— Oui, ce n’est pas autre chose.

— Mais comprends-tu que « la beauté est la perfection de la nature » ?

— Oui, je comprends la beauté dans un cheval.

Il se leva brusquement comme pour me donner un soufflet.

— Est-ce qu’un cheval est une beauté ? Est-ce la perfection de la nature ?

Mais l’heure avancée ne permit pas à mon interlocuteur d’achever sa démonstration ; le patron de l’établissement vit que nous étions ivres tous deux et fit un signe à ses garçons ; ceux-ci accoururent vers nous au nombre de six et nous prièrent de nous en aller. Joignant même le geste à la parole, ils nous poussèrent dehors et fermèrent la porte sur nous.

L’aventure qui m’arriva ensuite est restée jusqu’à présent inexplicable pour moi. Quoiqu’il se soit passé bien des années depuis cet événement, j’en suis encore à me demander aujourd’hui de quelle puissance mystérieuse je fus le jouet ; je crois que dans aucune des vies du Ménologe on ne trouverait des tentations et des épreuves pareilles à celles que je subis alors.

XII

Dès que j’eus été mis à la porte du traktir, mon premier mouvement fut de m’assurer si mon portefeuille était encore dans ma poche : il ne l’avait pas quittée. « À présent, pensai-je, il s’agit de le rapporter sain et sauf à la maison ». Mais la nuit était la plus sombre que vous puissiez vous imaginer. Vous savez, chez nous, dans le pays de Koursk, il y a souvent en été de ces nuits sombres mais tièdes et douces : au ciel, les étoiles brillent comme des lampions, tandis qu’à la surface du sol règne une obscurité à couper au couteau… D’autre part, les foires sont le rendez-vous d’une foule de gens sans aveu et on entend assez souvent parler d’attaques nocturnes. J’avais bien conscience de ma force, mais je me disais, d’abord, que j’étais ivre, et, ensuite, que si dix individus ou plus venaient à m’assaillir, tout fort que j’étais, je ne pourrais leur opposer de résistance. Enfin, malgré le trouble apporté dans mes idées par l’ivresse, je me rappelai qu’au traktir j’avais à plusieurs reprises tiré de l’argent de ma poche pour régler la consommation : par conséquent le barine, mon compagnon, avait pu voir que j’étais en possession d’une grosse somme. Un soupçon soudain traversa mon esprit : « Cet homme n’a-t-il pas combiné quelque embûche contre moi ? Au fait, où est-il ? Nous sommes sortis du traktir ensemble, comment a-t-il disparu si vite ? »

Je m’arrêtai, je le cherchai des yeux autour de moi et, ne sachant pas son nom, je l’appelai comme je pus :

— Hé ! Dis donc, magnétiseur, où es-tu ?

Au même instant il surgit devant moi comme un diable qui sort d’une boîte à surprise.

— Me voici, dit-il.

Il me sembla que ce n’était pas sa voix, et l’obscurité était trop épaisse pour que je pusse distinguer ses traits.

— Approche donc ! poursuivis-je.

Quand il fut tout près de moi, je le pris par les épaules, je commençai à l’examiner, mais il me fut impossible de le reconnaître ; à peine l’eus-je touché que tout d’un coup la mémoire m’abandonna. J’entendis seulement qu’il murmurait quelque chose en français : « Di-ca-ti-li-ca-ti-pe » ; je ne compris pas ce qu’il voulait dire.

— Qu’est-ce que tu baragouines ? lui demandai-je.

— Di-ca-ti-li-ca-ti-pe, répéta-t-il.

— Finis-en avec ton jargon, imbécile, et dis-moi en russe qui tu es, car je ne te remets pas.

— Di-ca-ti-li-ca-ti-pe, répondit-il ; — je suis le magnétiseur.

— Pfou, quel polisson !

Durant une petite minute, je crus le reconnaître, mais, en l’observant avec plus d’attention, je lui vis deux nez !… Deux nez, ni plus ni moins ! Cette circonstance m’inspira de nouveaux doutes sur son identité.

« Ah ! maudit sois-tu, pensai-je. Et pourquoi, coquin, t’es-tu accroché à moi ? »

— Qui es-tu ? repris-je ensuite à haute voix.

Il me fit encore la même réponse :

— Le magnétiseur.

— Décampe : tu es peut-être le diable.

— Pas tout à fait, mais quelque chose d’approchant.

Je lui allongeai un coup de poing dans le front.

— Pourquoi donc m’as-tu frappé ? dit-il d’un ton fâché ; — je te rends service, je te délivre de l’ivrognerie, et tu me bats ?

Mais j’avais encore perdu tout souvenir de cet homme, et je lui réitérai ma question :

— Allons, qui es-tu ?

— Je suis ton ami pour la vie, me répondit-il.

— Eh bien ! tant mieux, mais, si tu es mon ami, tu es peut-être aussi dans le cas de me nuire ?

— Non, répliqua-t-il, — je te présenterai une petite « compa », qui fera de toi un autre homme.

— Allons, je t’en prie, laisse là tes blagues.

— Je te dis la vérité, la pure vérité : une petite « compa… »

— Cesse donc de jaboter en français, l’interrompis-je ; — je ne comprends pas ce que tu veux dire avec ta petite « compa… »

— Je te donnerai une nouvelle intelligence de la vie.

— Allons, soit. Seulement, quelle intelligence nouvelle peux-tu me donner ?

— Je te ferai comprendre la beauté, la perfection de la nature.

— Mais comment la comprendrai-je ainsi tout d’un coup ?

— Viens avec moi, tu vas le voir.

— C’est bien, marchons.

Et nous partîmes à deux. L’ivresse nous faisait chanceler à chaque pas ; cependant, nous continuions notre route. Je ne savais pas où on me conduisait, mais, soudain, je songeai que mon guide m’était inconnu.

— Arrête, criai-je ; — dis-moi qui tu es ; autrement, je n’irai pas avec toi.

Il se fit connaître, et, durant un moment, il me sembla que je le remettais.

— Comment donc se fait-il que j’oublie qui tu es ? lui demandai-je.

— Cela même, répondit-il, — est un effet de mon magnétisme, mais ne t’en inquiète pas, cela va se passer, laisse-moi seulement te communiquer un peu plus de fluide magnétique.

Et, d’un brusque mouvement, il me fit tourner le dos ; après quoi, il commença à me tripoter l’occiput… Chose étrange, il pressait ma nuque avec ses doigts, comme s’il eût voulu les y faire pénétrer.

— Écoute un peu, dis-je ; — qui es-tu, et qu’as-tu à farfouiller ainsi dans mes cheveux ?

— Attends, tiens-toi tranquille : j’introduis en toi ma force magnétique.

— C’est fort bien, repris-je, — mais peut-être que tu veux me dévaliser ?

Il m’assura que j’étais dans l’erreur.

— Allons, laisse, que je voie si j’ai encore mon argent.

Je constatai la présence de mon portefeuille dans ma poche.

— Maintenant, du moins, observai-je, — je suis sûr que tu n’es pas un voleur.

Mais qui était-il ? je l’avais encore oublié.

Toutefois, je ne pensai plus à le lui demander, car autre chose m’occupait en ce moment : je sentais que, traversant mon occiput, il avait pénétré au dedans de moi, et qu’il regardait au dehors par mes yeux, comme par des vitres.

« Me voilà bien accommodé ! » pensai-je, et tout haut j’ajoutai :

— Qu’est donc devenue maintenant ma vue ?

— Tu ne l’as plus, me répondit-il.

— Comment, je ne l’ai plus ? Quelle bêtise !

— C’est ainsi. Tes yeux ne te montrent maintenant que des choses qui ne sont pas.

— Voilà encore une blague ! Eh bien ! nous allons un peu voir !

J’ouvre mes yeux le plus possible, et je vois surgir de tous les coins sombres divers spectres affreux qui fixent sur moi des regards menaçants ; les uns me barrent le passage ; les autres attendent, postés aux points d’intersection des rues. « Tuons-le, disent-ils, et emparons-nous du trésor. » Devant moi, je retrouve mon barine, dont le visage est tout rayonnant de lumière ; derrière moi, j’entends un vacarme épouvantable : ce sont des voix, des instruments de musique, des cris, des rires joyeux. Je cherche à m’orienter, et je m’aperçois que je suis adossé contre le mur d’une maison ; les fenêtres de cette habitation sont ouvertes, et l’intérieur est éclairé ; c’est là que se produit le tapage qui retentit à mes oreilles. Mon barine s’est, de nouveau, placé vis-à-vis de moi et me fait des passes sur le visage ; ensuite, il promène ses mains sur ma poitrine, s’arrête à l’endroit du cœur, y appuie ses doigts avec force, puis, se remet à agiter les bras, et se donne tant de mal, que je le vois tout ruisselant de sueur. Mais, dès que la lumière projetée par les fenêtres de la maison eut commencé à dissiper les ténèbres autour de moi, je repris conscience de moi-même, et je cessai d’avoir peur de lui.

— Écoute, dis-je,— qui que tu sois : diable, diablotin ou farfadet, fais-moi le plaisir de me réveiller, ou décampe.

— Attends un peu, répondit-il, — il est encore trop tôt, ce serait dangereux, tu ne peux pas encore supporter cela.

— Quoi ? demandai-je. — Qu’est-ce que je ne peux pas supporter ?

— Ce qui se produit maintenant dans les sphères aériennes.

— Je n’entends rien de particulier.

— Ce n’est pas comme cela que tu peux entendre quelque chose, répliqua-t-il d’une voix surhumaine ; — pour entendre, imite l’exemple du joueur de psaltérion, qui incline la tête et, prêtant l’oreille au chant, y adapte son coup d’archet.

« Qu’est-ce que cela signifie ? pensai-je. Ce langage ne ressemble nullement aux propos d’homme ivre qu’il tenait tout à l’heure ! »

Lui, pendant ce temps, me regardait et passait doucement ses mains sur moi, sans pour cela interrompre le développement de sa pensée :

— Ainsi, continuait-il, — au moyen d’un ensemble de cordes frappées avec art le musicien émet des sons d’une harmonie enchanteresse.

Je vous le déclare positivement, ce n’étaient pas des paroles humaines que je croyais entendre, mais le murmure d’une eau vive coulant à côté de moi. « Et il était pochard il y a un instant, lui qui parle maintenant comme un dieu ! » me disais-je stupéfait.

À la fin, mon barine cessa ses exercices.

— Allons, fit-il, — à présent tu en as assez, éveille-toi et prends des forces !

Puis il fouilla longtemps dans la poche de son pantalon d’où il finit par sortir quelque chose. Je regardai l’objet qu’il avait en main : c’était un morceau de sucre tout petit, tout petit, et fort sale, sans doute par suite d’un séjour prolongé dans cette poche. Il gratta la saleté avec ses ongles, souffla dessus et me dit :

— Ouvre la bouche.

— Pourquoi ? répliquai-je.

Néanmoins j’obéis et il me fourra ce sucre dans la bouche en disant :

— Suce-le hardiment : c’est un sucre conducteur magnétique, il te fortifiera.

Quoique ces mots eussent été prononcés en français, je compris qu’il s’agissait de magnétisme et je n’en demandai pas davantage, mais, tandis que je suçais ce morceau de sucre, celui qui me l’avait donné disparut soudain. Avait-il filé quelque part à la faveur des ténèbres ? Était-il rentré sous terre ? le diable le savait. En tout cas, je me trouvais seul et, redevenu pleinement lucide, je me dis : « Pourquoi l’attendrais-je ? Il est temps que je retourne chez moi ». Mais, autre affaire, je ne connaissais ni la rue où j’étais, ni la maison que j’avais devant moi. « Est-ce même une maison ? pensai-je ; elle me fait cet effet-là, mais je suis peut-être le jouet d’une illusion… À présent il fait nuit, tout le monde est couché, pourquoi y a-t-il là de la lumière ?… Allons, le mieux est d’y aller voir, de m’assurer du fait ; si ce sont vraiment des hommes qui se trouvent là, je leur demanderai mon chemin pour retourner chez moi, et si, au lieu d’êtres vivants, il n’y a là que des fantômes… pourquoi en aurais-je peur ? Je dirai : « Notre place est sainte : arrière ! » et tout s’évanouira… »

XIII

Je monte donc résolument le perron, je fais le signe de la croix et je prononce la parole qui dissipe les enchantements. Rien : la maison reste immobile à sa place ; la porte est ouverte, j’aperçois devant moi un long et large vestibule, au fond brille une lanterne accrochée au mur. En regardant autour de moi, je vois à gauche deux autres portes garnies de nattes et surmontées de glaces sur lesquelles des torchères projettent leur clarté. « Qu’est-ce que c’est que : cette maison ? me demandai-je : cela n’a pas l’air d’être un traktir, mais c’est évidemment un lieu public. » Pourtant je ne devine pas quel il peut être. Tout à coup, par cette porte garnie de nattes arrive à mon oreille une mélodie d’une douceur et d’une tendresse extraordinaires, la voix qui chante pénètre dans l’âme et la subjugue avec une irrésistible puissance. Je m’arrête pour écouter ; sur ces entrefaites, s’ouvre soudain une petite porte lointaine, livrant passage à un tsigane de haute taille, vêtu d’un pantalon de soie et d’une casaque de velours ; il poussait vivement devant lui quelqu’un qu’il fit sortir par une issue particulière que je n’avais pas remarquée jusqu’à ce moment. Dans le personnage si lestement congédié il me sembla reconnaître mon magnétiseur, mais j’avoue que je ne le vis pas bien.

— Ne te fâche pas, mon cher, lui jeta en guise d’adieu le tsigane, — contente-toi pour aujourd’hui de ce demi-rouble et reviens demain ; si nous réussissons à le faire casquer, nous te donnerons encore quelque chose pour nous l’avoir amené.

Sur ce, le tsigane ferma la porte au loquet, courut à moi comme s’il venait seulement de m’apercevoir, et dit en m’ouvrant la porte au-dessus de laquelle il y avait une glace :

— Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur le marchand ; venez entendre nos chants ; il y a de belles voix.

Et il poussa devant lui les deux battants de la porte… Alors, messieurs, cédant à je ne sais quelle attraction, je franchis le seuil d’une pièce très vaste, mais basse, dont le plafond faisait poche et menaçait de s’effondrer. Malgré le lustre qui avait la prétention de l’éclairer, la chambre, remplie de fumée de tabac, était fort sombre. À travers cette atmosphère opaque je distinguai des gens, beaucoup de gens ; une jeune tsigane chantait devant eux, c’était elle que j’avais entendue dans le vestibule. Au moment où j’entrai, elle finissait son morceau ; sa voix s’arrêta sur une note d’une douceur extrême et, quand elle eut cessé de chanter, il se fit un grand silence… Mais, au bout d’un instant, ce fut comme une frénésie dans tout l’auditoire : chacun quittait brusquement sa place, criait, battait des mains. Pour moi, je m’étonnais de trouver là tant de gens, il me semblait les voir sortir de plus en plus nombreux des nuages de fumée. « Mais sont-ce vraiment des hommes ? me demandai-je ; ne serait-ce pas plutôt une fantasmagorie ? » Non, c’étaient bien des êtres de chair et d’os ; je remarquai parmi eux diverses personnes de ma connaissance : des remonteurs, des éleveurs, de riches marchands, des propriétaires amateurs de chevaux…

La tsigane fit le tour de la société. Je renonce à décrire l’allure serpentine de cette femme, les ondulations de sa taille, le feu qui brillait dans ses yeux noirs. Une figure curieuse ! Elle tenait dans ses mains un grand plateau sur les bords duquel il y avait plusieurs verres de Champagne ; au milieu se trouvaient les offrandes du public. Celles-ci formaient un tas énorme. Pas de monnaie d’argent, rien que de l’or et des billets ; les mésanges bleues se mêlaient aux canards gris et aux tétras rouges ; seuls les cygnes blancs manquaient à la collection. Celui à qui la jeune fille offrait un verre le vidait aussitôt et, suivant sa générosité, déposait sur le plateau une somme plus ou moins forte en or ou en papier ; elle alors l’embrassait sur les lèvres et lui faisait une révérence. Après avoir parcouru successivement le premier et le second rang (les visiteurs étaient assis en demi-cercle), elle arriva au dernier, derrière lequel je me tenais debout contre une chaise. Sa tournée finie sans qu’elle m’eût rien offert, elle se disposait à rebrousser chemin lorsqu’un vieux tsigane qui l’accompagnait lui dit d’un ton de maître :

— Grouchka !

En même temps il me montra des yeux. Elle leva sur lui ses cils… des cils étranges, en vérité : noirs, extraordinairement longs, et paraissant doués d’une vie à eux, car ils remuaient comme des oiseaux. Je remarquai qu’un éclair s’alluma dans sa prunelle lorsque le vieillard lui intima son ordre : sans doute l’injonction de me régaler l’irritait. Néanmoins elle s’exécuta ; elle vint me trouver à la place reculée que j’occupais, et me salua en disant :

— Bois, cher visiteur, à ma santé !

L’effet qu’elle produisit instantanément sur moi fut tel que je ne pus même pas lui répondre. Quand, devant moi, elle se pencha sur son plateau, quand je vis la raie qui serpentait comme une coulée d’argent à travers ses cheveux noirs, je devins véritablement ivre et toute ma raison m’abandonna. Je bus à la santé de la jeune fille et, tout en buvant, j’examinai son visage ; je ne distinguai pas s’il était blanc ou basané, mais je remarquai le sang vermeil qui sous sa peau fine rougeoyait comme une prune au soleil, et la petite veine qui se dessinait en bleu sur sa tempe… « Voilà, pensai-je, où est la vraie beauté, ce qui s’appelle la perfection de la nature ; le magnétiseur avait raison : c’est tout autre chose que ce qu’il y a dans un cheval, dans une bête à vendre. »

Je vidai mon verre et le remis sur le plateau ; cependant elle restait là, attendant que je lui fournisse l’occasion de m’embrasser. À cette fin, je me hâtai de plonger la main dans la poche de mon pantalon, mais je n’y trouvai que de la menue monnaie, des pièces de quatre kopeks, de deux grivnas, etc. « Ce n’est pas assez, décidai-je, il serait inconvenant de donner cela à une telle enchanteresse ; je n’oserais pas me montrer si ladre devant tout le monde. » Du reste, les messieurs disaient au tsigane, assez haut pour que leurs paroles arrivassent jusqu’à moi :

— Eh ! Basile Ivanoff, pourquoi ordonnes-tu à Grouchka de régaler ce moujik ? C’est blessant pour nous !

À quoi il répondit :

— Chez nous, messieurs, tout visiteur est accueilli avec égards, et ma fille connaît les coutumes traditionnelles des tsiganes ; d’ailleurs, vous n’avez pas lieu d’être blessés, car vous ne savez pas encore comme parfois un homme du peuple peut apprécier la beauté et le talent. On en a vu plus d’un exemple.

Le langage des barines me froissa.

« Ah ! que le loup vous croque ! pensai-je. Parce que vous êtes plus riches que moi, croyez-vous donc avoir aussi plus de sentiments ? Non, advienne que pourra : plus tard je réglerai mes comptes avec le prince ; mais maintenant je ne veux pas me couvrir de honte et humilier par ma lésinerie cette beauté sans égale. »

Comme conclusion à ce monologue, je pris dans mon portefeuille un cygne de cent roubles et le jetai sur le plateau. Aussitôt la petite tsigane m’essuya les lèvres avec un mouchoir blanc, y posa légèrement les siennes et s’éloigna. Mais quelque rapide qu’eût été ce baiser, il me laissa la sensation d’une brûlure.

Après que la jeune fille m’eut quitté, je restai d’abord à la même place ; mais le vieux tsigane, le père de cette Grouchka, et un autre tsigane me prirent chacun par un bras et m’emmenèrent au premier rang où ils me firent asseoir à côté de l’ispravnik et des autres messieurs.

J’avoue que je n’y tenais pas ; ne voulant point demeurer là, j’essayai de m’en aller, mais ils insistèrent pour que je restasse et recoururent à une intervention toute-puissante :

— Grouchka ! Grounuchka ! Retiens le visiteur désiré !

Elle s’approcha et… le diable sait ce qu’elle savait faire avec ses yeux : elle me dit en me décochant un regard qui m’ensorcela :

— Ne nous fais pas affront, reste à ta place.

— Qui donc pourrait te faire affront ? répondis-je, et je me rassis.

De nouveau elle m’embrassa, c’est-à-dire que de nouveau sa bouche effleura rapidement la mienne et, comme la première fois, il me sembla sentir sur mes lèvres un poison corrosif qui me brûlait jusqu’au cœur.

Ensuite recommencèrent les chants et les danses, puis une autre tsigane vint avec du Champagne. Celle-ci n’était pas mal non plus, mais qu’était-ce en comparaison de Grouchka ! Il s’en fallait qu’elle fût moitié aussi belle. Je me contentai donc de mettre sur son plateau quelques tchetvertaks… Cela m’attira les railleries des messieurs, mais je n’y fis pas attention car je n’avais d’yeux que pour Grouchenka et j’aspirais au moment où j’entendrais sa voix isolément. Vaine attente ! elle chantait dans les chœurs avec les autres, mais ne faisait pas de solo et je ne pouvais entendre sa voix, je voyais seulement sa petite bouche et ses dents blanches… « Eh ! me dis-je, je n’ai vraiment pas de chance : entré ici pour un moment, je me trouve avoir dépensé cent roubles, et je ne l’entendrai plus seule ! » Heureusement pour moi, mon désir était partagé par d’autres, des clients sérieux de l’établissement, et, quand le numéro fut fini, tous crièrent avec ensemble :

— Grouchka ! Grouchka ! Le Canot ! Grou-chka ! Le Canot !

Les tsiganes toussotèrent un peu, le jeune frère de Grouchka prit en main une guitare, et elle se mit à chanter… Vous savez, leur chant, d’ordinaire, est émouvant et va au cœur, mais quand j’ouïs cette même voix dont les accents m’avaient fasciné dès le vestibule, je fus positivement transporté ! Oh ! comme elle me plaisait ! Grouchka commença avec une sorte d’énergie brutale : « La me-e-er hu-uu-urle, la mer gé-mit. » En l’écoutant, on croyait réellement entendre les gémissements de la mer et voir le petit canot ballotté par les vagues. Puis sa voix prit soudain une expression toute autre dans l’invocation à l’étoile : « Chère avant-courrière du jour, ta présence est pour moi le gage du salut. » Ensuite, nouveau changement inattendu. Les tsiganes ont l’habitude de ces renversements d’accords : leur chant pleure, vous tourmente, vous arrache, pour ainsi dire, l’âme du corps et, un instant après, il éveille brusquement en vous des impressions toutes différentes. De même cette fois : après que Grouchenka nous eut émus par le spectacle du canot en détresse, nous entendîmes toute la troupe chanter en chœur :

 

Dja-la-la, Dja-la-la,

Dja-la-la pringala !

Dja-la-la pringala

Gaï da tchépouringala !

Gheï gop-gaï, ta gara !

Ghei gop-gaï, ta gara !

 

La jeune fille fit de nouveau le tour de la société avec son plateau et je lui donnai encore un cygne… Tous les yeux se fixèrent sur moi : les barines que j’humiliais par la richesse de mes cadeaux n’osaient même plus déposer leurs offrandes après les miennes, mais je ne regardais décidément à rien, je voulais, coûte que coûte, satisfaire mon âme, manifester au grand jour mes sentiments, et je les manifestais. Pour chaque morceau que Grouchka chantait, elle recevait de moi un cygne ; je ne calculais plus combien j’en avais déjà lâché ; je donnais et c’était une affaire faite. Aussi, lorsque tous les autres lui témoignaient d’une commune voix le désir de l’entendre encore, elle répondait à leurs prières par un refus formel, se disait « fatiguée », mais moi je n’avais qu’à dire à son père : « Ne peut-on pas la faire chanter ? » et, sur un coup d’œil de celui-ci, elle commençait aussitôt un nouveau morceau.

La petite tsigane égrena ainsi force mélodies pour lesquelles je lui prodiguai, sans compter, les cygnes de mon portefeuille. À la fin, — je ne sais à quelle heure, mais le jour se levait déjà, — Grouchenka, qui paraissait brisée de fatigue, entonna, en ayant l’air de s’adresser à moi : « Retire-toi, ne me regarde pas, disparais loin de mes yeux ! » Par ces paroles elle semblait me mettre à la porte, mais les suivantes devaient s’entendre autrement : « Ou bien veux-tu t’éjouir avec mon âme de lionne, veux-tu éprouver sur toi toute la puissance de la beauté ? » Je lui donnai encore un cygne et de nouveau je reçus d’elle un de ces baisers rapides qui me faisaient l’effet d’une brûlure ; en même temps une sorte de flamme sombre brilla dans ses yeux. Alors, avec un malicieux à propos, le chœur commença à chanter :

Vois, ma chère,

Comme je t’aime !

L’auditoire tout entier reprit ce motif en regardant Grouchka et je le répétai moi-même les yeux fixés sur elle. « Va-t-en, maison, va-t-en, poêle, le patron n’aura plus où coucher », entonnèrent ensuite les tsiganes et tous, les chanteurs, les chanteuses, les messieurs eux-mêmes, se mirent soudain à danser ; on aurait dit que toute la maison était emportée dans le mouvement vertigineux de cette farandole où le public se confondait avec les artistes. Aériennes, les tsiganes voltigent devant les messieurs et ceux-ci se lancent à leur suite, avec plus ou moins de légèreté, suivant l’âge de chacun… Personne ne reste à sa place… Les gens graves eux-mêmes quittent leurs sièges, des hommes que je n’aurais jamais crus capables de se livrer à de pareils ébats. Quelques-uns, les plus sérieux, essaient d’abord de résister à l’entraînement général, on voit que la honte les retient, ils clignent les yeux, tiraillent leur moustache, mais bientôt ils cèdent eux aussi à la tentation et, ne sachant pas danser, esquissent des pas quelconques. L’ispravnik, un gros homme, père de deux filles mariées, se mêle, ainsi que ses deux gendres, à la foule dansante ; l’énorme fonctionnaire souffle comme un phoque et commet les fautes chorégraphiques les plus grossières. Le cavalier le plus fringant de la bande est un remonteur, un capitaine de hussards, homme riche et bien fait de sa personne ; les poings campés sur ses hanches, faisant résonner militairement les talons de ses bottes, il précède tous les autres avec des allures de conquérant, arrivé devant Grouchka, il secoue la tête, fait tomber son bonnet aux pieds de la jeune fille et crie : « Marche dessus, écrase-le, ma beauté ! » Et elle… Oh ! quelle danseuse c’était aussi ! J’ai vu des actrices danser au théâtre, mais tout cela qu’est-ce que c’est ? Quelque chose d’analogue aux exercices d’un cheval d’officier dans un manège : il y a là de l’acquis, mais pas de vie, pas de feu, pas de fantaisie. Tandis que cette tsigane, c’était un vrai serpent ; on entendait craquer ses articulations, elle vous avait des déhanchements, des torsions de tout le corps qui mettaient la pointe de son pied au niveau de son sourcil… En la voyant danser, le public devint comme fou ; tous, hors d’eux-mêmes, s’élancèrent vers elle ; les uns avaient les larmes aux yeux, les autres riaient, mais un seul cri était dans toutes les bouches :

— Nous n’épargnerons rien : danse !

Et les cadeaux tombaient à ses pieds, celui-ci jetait de l’or, celui-là des billets de banque. Un groupe de plus en plus compact s’était formé autour de Grouchka ; seul j’étais resté assis à ma place et je ne savais même pas si j’y pourrais tenir longtemps, car la voir marcher sur le bonnet de ce remonteur était un spectacle au-dessus de mes forces… Elle fait un pas, et j’éprouve à l’instant une douleur cuisante ; elle en fait un second : nouvelle douleur. À la fin, je me dis : « Pourquoi me tourmenter ainsi sans nécessité ? » Résolu à satisfaire pleinement mon caprice, je quitte soudain ma place, j’écarte le remonteur et je vais exécuter la prisiadka[6] devant Grouchka… Pour l’empêcher de poser son pied sur la chapka du hussard, je m’avisai d’un expédient qui, je pense, vous fera tous vous récrier sur ma prodigalité et, certes, vous n’aurez pas tort. Voici ce que j’imaginai : je pris un cygne dans mon portefeuille et le jetai aux pieds de la jeune fille en lui criant : « Écrase-le, marche dessus ! » Elle ne s’en souciait pas… Bien que mon cygne eût plus de valeur que le bonnet du hussard, elle n’y faisait aucune attention et continuait à donner la préférence au remonteur. Mais le vieux tsigane, — grâces lui en soient rendues ! — remarqua le fait et se mit à frapper du pied… Grouchka comprit et m’accepta pour cavalier… Elle s’approcha de moi, la tête baissée ; ses yeux fixaient le sol avec colère ; je commençai à sauter devant elle comme un vrai diable et, à chaque saut, je jetais un cygne sous son petit pied… Je la plaçais si haut dans mon estime que je me demandais si ce n’était pas elle, la maudite, qui avait fait le ciel et la terre… Cela ne m’empêchait pas de lui crier insolemment : « Allons, plus d’entrain que cela », mais je ne cessais de faire pleuvoir les cygnes sur ses pas. À un moment donné, comme je me disposais à en prendre encore un, je m’aperçus qu’il ne m’en restait plus que dix… « Zut, pensai-je, que le diable vous emporte tous ! » et, pétrissant dans ma main tous ces billets de banque, j’en fis une boule que je jetai aux pieds de ma danseuse ; puis je pris sur la table une fiole de Champagne et je lui cassai le goulot…

— Gare, mon âme, ou je vais t’arroser, criai-je, et je vidai d’un trait toute la bouteille à sa santé, car cette danse m’avait donné une soif terrible.

XIV

— Eh bien ! et après ? demanda-t-on à Ivan Sévérianitch.

— Après, tout eut lieu comme il l’avait promis.

— Qui avait promis ?

— Le magnétiseur qui m’avait fourré dans cette aventure : il s’était engagé à me délivrer du démon de l’ivrognerie et il m’en a débarrassé : depuis lors je n’ai plus bu un seul petit verre. C’a été de l’ouvrage bien fait.

— Oui, mais comment vous êtes-vous arrangé avec votre prince, après avoir donné la volée à ses cygnes ?

— Je ne le sais pas moi-même, cela se fit très simplement. Lorsque j’eus quitté ces tsiganes et que je fus revenu chez moi, je ne me rappelle pas comment je me couchai, seulement j’entends que le prince cogne et m’appelle. Je veux me lever, mais je ne trouve pas le bord de mon coffre et ne puis en descendre. Je me traîne d’un côté — ce n’est pas le bord ; je me retourne de l’autre — là non plus il n’y a pas de bord… Est-ce que je me serais perdu sur le coffre ?… Le prince crie : « Ivan Sévérianitch ! » Je réponds : « Tout de suite ! » et je me vire en tous sens, mais je ne parviens pas davantage à trouver le bord. À la fin, je me dis : « Allons, s’il n’y a pas moyen d’en descendre, je vais sauter en bas. » Je prends mon élan, je saute le plus loin possible et je sens que je me suis donné un coup au visage ; autour de moi quelque chose résonne et se répand par terre ; derrière moi le même bruit se fait entendre et je perçois la voix du prince qui dit à son denchtchik[7] : « Éclaire vite ! » Je reste immobile à ma place parce que je ne sais pas si c’est en état de veille ou en rêve que je vois tout cela, je me figure que je suis toujours sur le coffre dont je n’ai pu trouver le bord. Mais, quand le denchtchik apporte de la lumière, je m’aperçois que je suis sur le plancher : en sautant j’ai été donner de la tête contre l’étagère sur laquelle la logeuse met ses cristaux et j’ai tout cassé…

— Comment donc vous êtes-vous trompé ainsi ?

— C’est bien simple : je croyais m’être couché, comme d’ordinaire, sur mon coffre et, sans doute, en arrivant de chez les tsiganes, je m’étais tout bonnement étendu sur le plancher ; voilà pourquoi j’avais beau me tourner dans tous les sens, je ne trouvais pas le bord et ne pouvais pas le trouver ; ensuite je sautai et mon élan m’emporta jusqu’à l’étagère. La cause de ma méprise c’est que ce… magnétiseur m’avait bien délivré du démon de l’ivrognerie, mais il avait mis à la place celui de l’erreur… Je me rappelai alors une parole qu’il m’avait dite : « Ce serait pire si l’on renonçait à la boisson », et je voulus me rendre auprès de lui pour le prier de me démagnétiser, attendu que j’aimais mieux revenir à mon ancien état ; mais je ne le trouvai pas. Il s’était chargé de mon démon et en avait été victime : les excès de boisson auxquels il s’était livré dans un cabaret situé en face de l’établissement des tsiganes l’avaient fait passer de vie à trépas.

— De sorte que vous êtes resté magnétisé ?

— Oui.

— Et ce magnétisme a agi longtemps sur vous ?

— Comment, longtemps ? Il agit peut-être encore à l’heure qu’il est.

— Nous serions pourtant curieux de savoir ce qui s’est passé entre vous et le prince… Se peut-il que vous n’ayez pas eu d’explication ensemble au sujet des cygnes ?

— Si, nous eûmes une explication, mais elle fut sans importance. Le prince qui avait passé la nuit au jeu arrive nettoyé et me demande de lui donner de quoi prendre sa revanche. Je lui réponds :

— Voilà qui tombe bien, je n’ai pas d’argent.

Il croit que je plaisante.

— Non, c’est la vérité, lui dis-je, — en votre absence j’ai fait une grande sortie.

— Comment donc, interroge-t-il, — as-tu pu dépenser cinq mille roubles en une seule sortie ?

— Je les ai jetés tous d’un seul coup à une tsigane…

Il se refuse à le croire.

— Allons, ne le croyez pas si vous voulez, mais je vous dis les choses comme elles sont.

Cette fois il se fâche.

— Ferme la porte, ordonne-t-il, — je vais t’apprendre à dissiper l’argent de l’État.

Mais à peine a-t-il prononcé cette parole qu’il revient à des sentiments plus doux.

— Non, dit-il, — je suis moi-même tout aussi désordonné que toi.

Là-dessus, il va achever sa nuit dans sa chambre et j’en fais autant dans le grenier à foin. Je me réveillai à l’hôpital ; on m’apprit que j’avais eu une attaque de delirium tremens, que j’avais voulu me pendre et qu’il avait fallu me mettre une camisole de force. Lorsque j’eus recouvré la santé, je me rendis chez le prince, je l’allai voir dans son village car, sur ces entrefaites, il avait quitté le service.

— Altesse, commençai-je, — j’ai une dette à acquitter envers vous.

— Va-t’en au diable ! me répondit-il.

Je vis qu’il était encore très fâché contre moi, je m’approchai de lui et je tendis le dos.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il.

— Du moins, étrillez-moi comme il faut, je vous en prie.

— Comment sais-tu, reprit le prince, — si je suis en colère contre toi ? Peut-être même qu’à mes yeux tu n’es pas du tout coupable.

— Allons donc, répliquai-je, — comment ne serais-je pas coupable quand j’ai gaspillé une pareille quantité d’argent ? Je sais moi- même que la potence serait un châtiment encore trop doux pour un coquin comme moi.

— Que veux-tu, mon ami ? tu es un artiste.

— Comment cela ?

— Oui, c’est ainsi, très cher Ivan Sévérianitch ; vous êtes un artiste, mon à demi très honoré.

— Je ne comprends pas.

— Ne cherche aucun sens injurieux dans ce mot, car moi-même je suis aussi un artiste.

« Allons, cela se comprend, pensai-je, il est clair que je ne suis pas le seul qui aie eu une attaque. »

Il se leva et frappa avec sa pipe contre le plancher.

— Qu’y a-t-il d’étonnant, observa-t-il, — à ce que tu lui aies sacrifié ce que tu avais sur toi ? Moi, mon ami, j’ai donné pour elle ce que je n’avais même pas.

Je le regardai avec stupéfaction.

— Batuchka, altesse, que dites-vous là, miséricorde ! Vos paroles me font peur !

— Allons, ne t’effraie pas trop : Dieu est miséricordieux et peut-être que je me tirerai d’affaire d’une façon quelconque ; toujours est-il que, pour cette Grouchka, j’ai donné au tabor[8] cinquante mille roubles.

Je poussai un cri.

— Comment, cinquante mille roubles ! Pour une Tsigane ! Mais est-ce que cet aspic vaut cela ?

— Eh bien ! mon à demi très honoré, vous venez de dire une sottise et non une parole d’artiste !… Comment, si elle vaut cela ? Une femme vaut tous les trésors du monde, car la blessure quelle fait, un empire n’y porterait pas remède, et seule elle peut en un moment la guérir.

Je sentais que tout cela était vrai, mais je continuais à hocher la tête et à m’exclamer :

— Une pareille somme ! Cinquante mille roubles !

— Oui, oui, fit le prince, — et ne répète plus cela, car c’est bien heureux qu’ils se soient contentés de ce chiffre, vu que j’aurais donné davantage encore… j’aurais donné tout ce qu’on aurait voulu.

— Il fallait cracher là-dessus, voilà tout.

— Je ne pouvais pas cracher, mon ami, je ne le pouvais pas.

— Pourquoi donc ?

— J’avais reçu la blessure de sa beauté et de son talent, et il fallait que je m’en guérisse, autrement je serais devenu fou. Mais dis-moi la vérité : est-elle belle ? Hein ? Y a-t-il vraiment là de quoi devenir fou ?

Je me mordis les lèvres et me bornai d’abord à secouer silencieusement la tête.

— Certainement, répondis-je enfin.

— Moi, tu sais, poursuivit le prince, — il ne m’en coûterait pas de mourir pour une femme. Peux-tu comprendre que la mort, dans ces conditions, soit indifférente ?

— Qu’y a-t-il là d’incompréhensible ? La beauté, la perfection de la nature…

— Comment l’entends-tu ?

— Je veux dire que la beauté est la perfection de la nature, et que l’homme qui en est épris sacrifie sa vie pour elle… même avec joie.

— Bravo ! s’écria mon prince, — bravo, mon presque à demi très honoré et beaucoup peu considérable Ivan Sévérianovitch ! Oui, en effet, la mort est une joie et maintenant il m’est doux d’avoir pour elle brisé ma carrière : j’ai quitté le service, j’ai hypothéqué mon bien et désormais je vivrai ici sans voir personne, mais je jouirai exclusivement de sa présence et je ne cesserai pas de contempler son visage.

— Comment contemplerez-vous son visage ? demandai-je à voix basse. — Est-ce qu’elle est ici ?

— Mais comment pourrait-il en être autrement ? sans doute, elle est ici.

— Est-ce possible ?

— Attends, dit-il, — je vais l’amener. Tu es un artiste, à toi je ne la cacherai pas.

Et il sortit de la chambre. En attendant son retour, je me dis :

« Eh ! tu as tort de déclarer si haut que tu contempleras exclusivement son visage ! Tu en seras vite las ! » Mais je ne creusai pas cette idée, car, en songeant que Grouchka était maintenant si près de moi, je me sentais au cœur une chaleur cuisante et mon esprit se troublait. « Se peut-il que dans un instant je la voie ? » pensais-je.

Tout d’un coup ils entrent : le prince se montre le premier ; d’une main il tient une guitare à laquelle est adapté un large ruban incarnat, de l’autre il traîne après lui Grouchenka ; elle marche les yeux obstinément baissés, sans faire attention à rien, mais ses longs cils noirs, pareils à des ailes d’oiseau, s’agitent sur ses joues.

Le prince la prend dans ses bras et la dépose comme un enfant sur le coin d’un large et moelleux divan ; il fourre un coussin de velours derrière son dos, en met un autre sous son coude droit, lui passe à l’épaule le ruban de la guitare et lui pose les doigts sur les cordes. Ensuite il s’assied par terre en face du divan, incline sa tête sur le petit soulier en maroquin rouge de la jeune femme et m’invite du geste à m’asseoir aussi.

Je me laisse tomber tout doucement sur le parquet, je ramène mes jambes sous moi à l’imitation du maître de la maison et, dans cette posture, je regarde Grouchka. Le silence est tel qu’il en devient même ennuyeux. À force de rester assis, je finis par avoir les genoux brisés. Je regarde de nouveau la Tsigane : elle est toujours dans la même position. J’observe le prince : il mord sa moustache et n’adresse pas une parole à sa maîtresse.

« Faites-la donc chanter ! » lui dis-je par signes. Il mime une réponse qui peut se traduire ainsi : « Elle ne m’écoutera pas. »

Et tous deux, assis sur le parquet, nous restons dans l’attente. Tout à coup elle se met, semble-t-il, à délirer, elle soupire, elle sanglote, une larme se suspend à ses cils, et ses doigts glissent, comme des guêpes, sur les cordes… Soudain, d’une voix douce et basse, presque larmoyante, elle commence à chanter : « Bonnes gens, écoutez le chagrin de mon cœur. »

— Eh bien ? fait tout bas le prince.

— Une petite compa… murmuré-je en français, mais je n’achève pas, car en ce moment la voix de Grouchka atteint les notes les plus élevées : « On me vendra pour ma beauté, on me vendra ! » Puis elle envoie la guitare rouler à terre, elle arrache le fichu qui entoure son cou, se jette à plat ventre sur le divan et pleure, le visage caché dans ses mains. En la regardant, je pleure aussi, le prince à son tour fond en larmes, cependant il prend la guitare et commence d’un ton dolent, comme s’il chantait l’office des morts : « Si tu savais combien mon amour est ardent, si tu connaissais tout le chagrin de mon âme enflammée !… » Et il continue à travers ses sanglots : « Tranquillise mon cœur inquiet, rends le bonheur à un infortuné. » Je m’aperçois que l’agitation à laquelle il est en proie ne laisse pas Grouchka insensible ; touchée des larmes qu’il répand, elle se calme peu à peu, retire une des mains qui couvrent son visage et passe maternellement ses bras autour de la tête du prince...

Je compris alors qu’elle avait pitié de lui, qu’elle allait dans un moment le consoler, guérir le tourment de son âme enflammée et, me levant tout doucement, je sortis sans attirer l’attention.

— Et c’est sans doute alors que vous êtes entré dans un monastère ? demanda quelqu’un au narrateur.

— Non, c’est plus tard seulement, répondit Ivan Sévérianitch ; — il était dit qu’avant cela je serais encore mêlé pour une grande part à la vie de cette femme.

Naturellement les auditeurs le prièrent de leur raconter, ne fût-ce qu’en quelques mots, l’histoire de Grouchka, et Ivan Sévérianitch satisfit ce désir.

XV

— Voyez-vous, commença Ivan Sévérianitch, — mon prince était un homme bon, mais changeant. Quand il voulait quelque chose, il le lui fallait tout de suite, coûte que coûte, autrement il serait devenu fou, et il ne reculait devant aucun sacrifice pour se procurer ce dont il avait envie, mais, dès qu’il l’avait obtenu, il cessait d’apprécier son bonheur. C’est ce qui lui arriva encore avec cette femme. Le père de Grouchka et les autres Tsiganes du tabor, comprenant à merveille le caractère du prince, ne lui cédèrent la jeune fille que moyennant une somme qui dépassait de beaucoup ses moyens, car le bien qu’il possédait était assez important, mais en fort mauvais état. Comme il n’avait pas sous la main l’argent qu’on exigeait en échange de Grouchka, il l’emprunta et dut quitter le service,

Connaissant ses habitudes, je me doutais bien que la Tsigane ne serait pas longtemps heureuse avec lui et l’événement confirma mes prévisions. D’abord, il l’accabla de caresses, passa des journées entières à la regarder et à pousser des soupirs ; puis il commença à bâiller en sa présence et se plut à m’admettre en tiers entre lui et sa maîtresse.

— Assieds-toi, me disait-il, — écoute.

Je prenais une chaise, je m’asseyais quelque part dans le voisinage de la porte, et j’écoutais. D’ordinaire, voici ce qui avait lieu : le prince priait Grouchka de chanter. « Devant qui chanterai-je ? répondait-elle ; tu es devenu indifférent, et j’aime qu’une âme frémisse et palpite en entendant ma voix. » Aussitôt le prince me faisait venir et nous l’écoutions à deux. Ensuite Grouchka lui suggéra elle-même de m’envoyer chercher et me témoigna beaucoup d’amitié ; souvent, quand elle avait fini de chanter, je prenais le thé dans son appartement avec le prince, mais, bien entendu, à une table particulière ou sur l’appui d’une fenêtre. Si elle se trouvait seule, elle me faisait asseoir sans cérémonie à côté d’elle. Ainsi se passa un certain temps, mais le prince devenait de plus en plus sombre ; un jour, il me dit :

— Sais-tu une chose, Ivan Sévérianoff ? mes affaires vont très mal.

— Comment vont-elles mal ? répliquai-je : — grâce à Dieu, vous vivez convenablement et rien ne vous manque.

À ces mots, il se fâcha soudain.

— Que vous êtes bête, mon à demi très honoré ! « Rien ne me manque ! » Qu’est-ce que j’ai donc ?

—Vous avez tout ce qu’il vous faut.

— Ce n’est pas vrai, je suis dans la misère, je dois maintenant regarder à une bouteille de vin pour mon dîner. Est-ce que c’est une vie ? Est-ce que c’est une vie ?

« Voilà ce qui te désole ! » pensai-je et je répondis :

— Allons, si vous n’avez pas toujours autant de vin qu’il vous en faudrait, ce n’est pas encore un grand malheur, on peut supporter cela. En revanche, vous avez quelque chose de plus agréable que le vin et le miel.

Il comprit que je faisais allusion à Grouchka ; un peu déconcerté par mes paroles, il se mit à marcher en agitant la main :

— Sans doute… sans doute, reconnut-il, — bien entendu… mais pourtant… Voilà maintenant six mois que j’habite ici sans voir personne…

— Et quel besoin avez-vous de voir des étrangers, quand vous avez l’âme désirée ?

Le prince rougit.

— Mon ami, dit-il, — tu ne comprends rien : parce qu’on a un bien, ce n’est pas une raison pour n’en pas désirer un autre.

« Ah ! camarade, pensai-je, c’est comme ça que tu raisonnes ! »

— Eh bien ! repris-je, — que faire maintenant ?

— Entreprenons un commerce de chevaux. Je veux que les remonteurs et les éleveurs viennent encore chez moi.

Je songeai en moi-même que le commerce des chevaux n’était pas une occupation fort chic pour un gentilhomme, mais, comme l’essentiel, à mon avis, était d’empêcher l’enfant de pleurer, je répondis :

— Soit.

Nous montâmes ensemble une écurie. Mais, une fois lancé dans cette affaire, le prince s’y jeta à corps perdu, avec toute l’impétuosité de son tempérament. S’étant procuré tant bien que mal un peu d’argent, il acheta une quantité de chevaux, ne voulut pas m’écouter et les choisit en dépit du sens commun… Nous fûmes bientôt encombrés d’un tas de rosses que nous ne pûmes vendre. Cette déconvenue dégoûta soudain le prince du métier de maquignon ; il se livra alors à diverses opérations plus ou moins aventureuses, établit un moulin extraordinaire, fonda une fabrique de harnais… Toutes ces entreprises se soldèrent par des déficits, ce qui réagit d’une façon fâcheuse sur son humeur….. Il en vint à déserter continuellement la maison ; sans cesse il courait ici ou là, en quête de quelque chose. Grouchka restait seule au logis et dans une situation….. intéressante. Elle s’ennuyait. « Je ne le vois guère, » soupirait-elle. Mais elle luttait contre elle-même, se piquait de générosité. S’apercevait-elle qu’il était depuis vingt-quatre heures à la maison et qu’il commençait à trouver le temps long, elle était la première à lui dire :

— Tu devrais sortir, mon émeraude, mon rubis ; va te promener ; pourquoi rester avec moi ? Je suis une femme simple, sans instruction.

En entendant ces paroles, il se sentait honteux de sa manière d’être, baisait les mains de sa maîtresse et faisait l’effort de passer deux ou trois jours auprès d’elle. Mais ensuite c’était plus fort que lui, il fallait qu’il sortît, et, avant de s’en aller, il me la recommandait :

— Aie soin d’elle, mon à demi honoré Ivan Sévérianoff ; toi, tu es un artiste, tu n’es pas un musard comme moi, mais un véritable artiste dans toute la force du terme, voilà pourquoi tu sais causer avec elle de façon à vous amuser tous les deux ; moi, ces « émeraudes » et ces « rubis » me font dormir.

— Pourquoi cela ? répliquais-je ; — ce sont des mots d’amour.

— Oui, mais ce n’en est pas moins bête et assommant.

Je ne répondais pas, seulement je devins dès lors le visiteur assidu de Grouchka : en l’absence du prince, je me rendais régulièrement deux fois par jour au pavillon occupé par la Tsigane et la distrayais de mon mieux.

Ce métier n’était pas une sinécure, car elle se plaignait toujours.

— Mon cher, mon bon ami Ivan Sévérianovitch, me disait-elle, — la jalousie me tourmente cruellement, mon chéri.

Moi, comme de juste, j’essayais de la tranquilliser :

— Pourquoi te tourmenter ainsi ? Qu’il aille n’importe où, il reviendra toujours près de toi.

Mais elle fondait en larmes, se frappait la poitrine et reprenait :

— Non, dis-moi… ne me cache rien, mon véritable ami, où va-t-il ?

— Chez des messieurs du voisinage ou à la ville.

— Et n’y a-t-il pas là quelque part une femme qui le détache de moi ? Dis : peut-être qu’il avait une maîtresse avant moi et que maintenant il a renoué avec elle, ou bien peut-être que le scélérat pense à se marier ?

Et, pendant qu’elle parlait, ses yeux brillaient d’un feu dont il était impossible de supporter l’éclat.

Je tâchais de la consoler, mais dans mon for intérieur je me disais : « Qui sait ce qu’il fait ? » car dans ce temps-là nous le voyions à peine.

Dès qu’elle se fut logé dans l’esprit qu’il allait se marier, elle me répéta sur tous les tons :

— Va à la ville, cher Ivan Sévérianovitch ; vas-y, renseigne-toi exactement sur tout ce qui le concerne et dis-le-moi sans rien déguiser.

Ses instances furent si vives et elle m’inspirait une telle pitié qu’à la fin je cédai.

« Allons, advienne que pourra, décidai-je, j’irai. Si j’apprends de mauvaises nouvelles, s’il résulte de mon enquête que le prince la trompe, je ne lui dirai pas tout, mais je verrai de quoi il retourne et je tirerai la chose au clair. »

Je me rendis à la ville sous prétexte de médicaments à acheter pour les chevaux chez les herboristes, mais, en réalité, j’avais mon plan.

Grouchka ne savait pas et il avait été formellement défendu aux domestiques de lui dire, qu’avant elle le prince avait eu à la ville une liaison avec une personne de condition, une certaine Eugénie Séménovna, fille d’un secrétaire de collège. Cette dame était connue de toute la ville pour sa bonté, ses avantages physiques et son talent de pianiste ; elle avait eu avec mon prince une petite fille, mais sa taille s’était épaissie et, disait-on, c’était pour ce motif qu’il l’avait lâchée. Toutefois, comme il possédait encore à cette époque une fortune considérable, il avait acheté à la mère et à l’enfant une maison en ville, et elles vivaient là d’un petit revenu. Depuis qu’il avait fait ce cadeau à son ancienne maîtresse, le prince avait complètement cessé de la voir, mais ses gens, se souvenant des bontés d’Eugénie Séménovna, ne manquaient jamais de passer chez elle quand ils allaient à la ville ; ils l’aimaient beaucoup ; elle, de son côté, les recevait très aimablement et continuait à s’intéresser aux affaires du prince.

Arrivé à la ville, je me rendis droit chez cette bonne dame et je lui dis :

— Matouchka Eugénie Séménovna, je suis descendu chez vous.

— Eh bien ! enchantée, me répondit-elle.

— Seulement pourquoi n’es-tu pas allé chez le prince ?

— Mais est-ce qu’il est ici, en ville ? demandai-je.

— Oui. Il est ici déjà depuis huit jours, il a quelque chose en train.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il va prendre à ferme une fabrique de drap.

— Seigneur ! m’écriai-je. —Qu’est-ce qu’il a encore imaginé là ?

— Est-ce que c’est mauvais ? questionna Eugénie Séménovna.

— Je ne dis pas cela, seulement je trouve la chose étonnante.

Elle sourit.

— Voici qui t’étonnera encore plus : le prince m’a écrit, il me prie de le recevoir aujourd’hui parce qu’il désire voir sa fille.

— Eh bien ! vous le lui avez permis, matouchka Eugénie Séménovna ?

Elle répondit en haussant les épaules :

— Libre à lui de venir voir sa fille !

Ensuite elle soupira, baissa la tête et devint rêveuse. Elle était encore si jeune, si blanche, si bien en chair ! Et, pour la conversation, il n’y avait pas de comparaison possible entre elle et Grouchka… Cette dernière ne sortait pas de ses « émeraudes » et de ses « rubis », tandis qu’Eugénie Séménovna, c’était tout autre chose… Je compris qu’à l’égard d’une pareille femme la jalousie n’était que trop légitime.

« Oh ! me dis-je, pourvu que, quand il viendra voir le baby, il ne s’avise pas de te regarder toi-même, cet homme au cœur inassouvi ! Autrement, mal en ira à ma pauvre Grouchenka ! »

Je me faisais ces réflexions, assis dans la chambre d’enfant où Eugénie Séménovna avait ordonné à la niania de me servir du thé. Soudain j’entends sonner à la porte ; la femme de chambre accourt toute joyeuse et dit à la niania :

— Le prince est arrivé !

Mon premier mouvement fut de me lever pour aller à la cuisine, mais la niania Tatiana Iakovlevna était une vieille Moscovite fort causeuse ; elle aimait terriblement à bavarder ; aussi, craignant de perdre un auditeur, elle me dit :

— Ne t’en va pas, Ivan Sévérianitch, allons nous asseoir dans la garde-robe, derrière une armoire ; il n’y a pas de danger qu’elle le conduise là, et nous pourrons encore tailler une bavette ensemble.

Je consentis parce que je comptais sur l’humeur loquace de Tatiana Iakovlevna pour obtenir quelque renseignement utile à Grouchka et, comme Eugénie Séménovna m’avait envoyé une petite fiole de rhum à boire avec mon thé, je résolus, moi qui avais alors complètement renoncé à la boisson, de verser ce rhum dans la tasse de la bonne vieille : cela lui ferait peut-être lâcher des choses qu’autrement elle n’aurait pas dites.

Nous quittâmes la chambre d’enfant et nous nous assîmes derrière des armoires, dans une petite pièce fort étroite ou, pour mieux dire, dans un corridor avec une porte au bout, mais justement cette porte donnait accès dans la chambre où Eugénie Séménovna recevait le prince ; elle se trouvait même contre le divan sur lequel ils étaient assis. En un mot, il n’y avait entre eux et moi que cette porte fermée qui, de l’autre côté, était garnie d’une tenture, mais c’était absolument comme si j’avais été dans la même chambre qu’eux, car j’entendais tout.

— Bonjour, ma vieille amie, mon amie éprouvée ! dit le prince en entrant.

— Bonjour, prince, répondit-elle ; — à quoi dois-je le plaisir de votre visite ?

— Nous parlerons de cela plus tard, laisse-moi d’abord te présenter mes civilités et permets que j’embrasse ta petite tête.

J’entendis le bruit d’un baiser ; puis le prince s’informa de sa fille. Eugénie Séménovna répondit qu’elle était à la maison.

— Elle va bien ?

— Oui.

— Et elle a grandi, sans doute ?

— Naturellement, elle a grandi, fit avec un rire Eugénie Séménovna.

— J’espère que tu me la montreras ?

— Pourquoi pas ? Très volontiers.

Et, passant dans la chambre d’enfant, elle appela cette même bonne, Tatiana Iakovlevna, avec qui je me régalais.

— Niania, amenez Ludotchka au prince.

Tatiana Iakovlevna lança un jet de salive et déposa sa soucoupe sur la table en grommelant :

— Oh ! peste soit de vous ! On n’est pas plus tôt en train de causer avec quelqu’un, qu’il faut s’arracher à ce plaisir ! Impossible de s’amuser une minute ! Reste un moment ici ! ajouta-t-elle, après m’avoir caché à la hâte derrière les jupes de sa maîtresse, qui étaient pendues au mur.

Elle sortit ensuite avec la petite fille : demeuré seul dans la garde-robe, j’entendis tout à coup le prince embrasser la fillette à deux reprises et lui tapoter les genoux.

— Mon enfant, veux-tu faire une promenade en voiture ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas ; il reprit en s’adressant à la mère :

— Je vous en prie, envoyez-la prendre l’air avec sa bonne, je mets mon équipage à leur disposition.

— Pourquoi ? questionna en français Eugénie Séménovna.

— Il le faut absolument, répliqua le prince.

Après qu’ils eurent encore échangé quelques mots à ce sujet, la barinia, de guerre lasse, dit à la niania :

— Habillez-la, et vous irez promener avec elle.

La vieille emmena le baby, laissant la maîtresse de la maison en tête-à-tête avec le visiteur. Quant à moi, je restai aux écoutes dans la garde-robe : outre qu’il m’était impossible de quitter ma cachette, je me disais que le moment était venu où j’allais savoir si on nourrissait quelque mauvais dessein contre Grouchka.

XVI

Décidé à écouter, je ne me bornai pas à cela ; je voulus aussi voir, et je parvins à satisfaire pleinement ma curiosité : je montai tout doucement sur un tabouret, et je collai un œil avide à la fente de la porte. Je vis le prince assis sur le divan ; la barinia était debout près de la croisée, et, sans doute, regardait mettre son enfant en voiture.

Lorsque l’équipage se fut éloigné, elle se retourna vers le visiteur.

— Eh bien ! prince, commença-t-elle, — j’ai fait tout ce que vous avez voulu ; à présent, parlez : quelle affaire vous amène chez moi ?

— Eh ! laissons là les affaires ! répondit-il ; — une affaire n’est pas un ours, elle ne se sauve pas dans le bois ; viens d’abord ici près de moi ; asseyons-nous à côté l’un de l’autre, et causons amicalement, comme autrefois. Appuyée contre la fenêtre, les mains derrière le dos, Eugénie Séménovna fronçait le sourcil et restait silencieuse.

— Je t’en prie, insista le prince, — j’ai à te parler.

Elle s’approcha de lui ; ce que voyant, il revint aussitôt au ton de la plaisanterie :

— Allons, allons, assieds-toi, assieds-toi comme autrefois.

Et il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa.

— Les affaires sont les affaires, prince, dit-elle ; — en quoi puis-je vous servir ?

— Ainsi, il faut bannir tout préambule et entrer carrément en matière ?

— Sans doute ; expliquez-moi franchement de quoi il s’agit ; nous nous connaissons intimement, les cérémonies sont inutiles entre nous.

— J’ai besoin d’argent, déclara le prince.

Eugénie Séménovna le regarda sans proférer un mot.

— Il me faut même pas mal d’argent, poursuivit-il.

— Combien ?

— J’ai maintenant besoin de vingt mille roubles.

Comme la barinia gardait le silence, le prince lui apprit qu’il allait acheter une fabrique de drap : il n’avait pas un grosch, mais, s’il acquérait cet établissement, il deviendrait millionnaire.

— Je ferai, dit-il, — des draps de couleurs voyantes que je vendrai aux Asiatiques, à Nijni. Mes articles seront de très mauvaise qualité, mais, comme ils tireront l’œil, ils se vendront fort bien, et je gagnerai de grosses sommes. Seulement, il me faut à présent vingt mille roubles pour faire un premier versement au propriétaire de la fabrique.

— Où les trouver ? demanda Eugénie Séménovna.

— Je ne le sais pas moi-même, répondit le visiteur, — mais il faut que je les trouve. Pour le reste, j’ai tout calculé de la façon la plus exacte : j’ai sous la main un nommé Ivan Golovan, ancien « connaisseur » de régiment ; ce n’est pas qu’il brille par l’intelligence, mais c’est un moujik qui vaut son pesant d’or : il est honnête, zélé, et il a été longtemps captif chez les Asiatiques, en sorte qu’il est parfaitement au courant de leurs goûts. C’est maintenant la foire chez Macaire[9] ; j’y enverrai Golovan ; il conclura là des marchés sur lesquels il touchera des arrhes… alors… je n’aurai rien de plus pressé que de rembourser ces vingt mille roubles…

Il se tut ; après quelques moments de silence, la barinia dit avec un soupir :

— Votre calcul est juste, prince.

— N’est-ce pas ?

— Oui. Voici ce que vous allez faire : vous donnerez un acompte au propriétaire de la fabrique ; après cela, vous serez considéré comme un fabricant ; on dira dans le monde que vous avez rétabli vos affaires…

— Oui.

— Oui, et alors…

— Golovan recevra chez Macaire force commandes pour lesquelles il touchera des arrhes ; je rembourserai l’argent emprunté, et je deviendrai riche.

— Non, permettez, ne m’interrompez pas : avec toutes ces manœuvres vous jetterez de la poudre aux yeux du maréchal de la noblesse ; vous croyant riche, celui-ci vous accordera la main de sa fille et, grâce à la dot qu’elle vous apportera, vous deviendrez riche, en effet.

— C’est ton avis ? demanda le prince.

— Est-ce que ce n’est pas le vôtre ? répliqua Eugénie Séménovna.

— Eh bien ! si tu comprends tout, plaise à Dieu que ta bonne prophétie se réalise pour notre bonheur !

— Pour notre bonheur ?

— Sans doute ; alors, ce sera tant mieux pour nous tous. Engage maintenant ta maison pour me procurer les vingt mille roubles qui me sont nécessaires, et je donnerai à notre fille cinquante pour cent d’intérêt.

— La maison est à vous, répondit la barinia ; — vous la lui avez donnée, reprenez-la si vous en avez besoin.

Là-dessus, protestations du prince :

— Non, la maison n’est pas à moi, mais tu es sa mère, c’est une prière que je t’adresse… bien entendu, dans le cas seulement où tu aurais confiance en moi…

— Ah ! laissez, prince, reprit-elle. — Vous demandez si j’ai confiance en vous ! Je vous ai confié ma vie et mon honneur.

— Ah ! oui, tu fais allusion à… Eh bien ! je te remercie, voilà qui est parfait… Ainsi demain je puis t’envoyer la lettre de gage à signer ?

— Envoyez, je signerai.

— Et tu n’as pas peur ?

— Non, après ce que j’ai perdu, je n’ai plus rien à craindre.

— Et tu n’en as pas regret ? Dis : tu ne le regrettes pas ? Sans doute tu m’aimes encore un peu ? Ou bien, c’est seulement de la compassion ? Hein ?

En entendant ces paroles, la barinia se mit à rire.

— Cessez de dire des riens, prince, prononça-t-elle. — Permettez-moi plutôt de vous offrir des mûres au sucre ; j’en ai maintenant d’excellentes.

Le visiteur qui ne s’attendait pas du tout à ce langage se leva d’un air blessé :

— Non, répondit-il en souriant, — mange toi-même tes mûres, les douceurs ne sont pas mon affaire en ce moment. Merci et adieu, ajouta-t-il, et il commença à baiser les mains de la jeune femme ; sa voiture venait justement de ramener à la maison le baby et la niania.

Comme ils prenaient congé l’un de l’autre, Eugénie Séménovna dit au prince en lui tendant la main :

— Et qu’allez-vous faire de votre Tsigane aux yeux noirs ?

À ces mots, il se frappa brusquement le front.

— Ah ! c’est vrai ! s’écria-t-il. — Que tu es toujours intelligente ! Tu le croiras ou tu ne le croiras pas, mais je garde de ton intelligence un souvenir ineffaçable et je te remercie de m’avoir fait penser à cette émeraude !

— On dirait que vous l’aviez oubliée ?

— Je t’assure que je n’y pensais plus. Elle m’était complètement sortie de l’esprit ; mais il faut en effet que je pourvoie à l’établissement de cette sotte.

— Oui, répondit Eugénie Séménovna, — seulement faites bien les choses : ce n’est pas une Russe au sang calme, elle ne prendra pas son mal en douceur et ne pardonnera rien en souvenir du passé.

— Bah ! il faudra bien qu’elle se fasse une raison.

— Elle vous aime, prince ? Il paraît même qu’elle vous aime beaucoup ?

— Elle m’assomme ; mais, heureusement pour moi, elle est, grâce à Dieu, au mieux avec Golovan.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? demanda la barinia.

— Je leur achèterai une maison, je ferai inscrire Ivan dans le corps des marchands et ils se marieront ensemble.

Eugénie Séménovna hocha la tête.

— Eh ! petit prince que vous êtes ! dit-elle en souriant ; — petit prince léger de cervelle, où est votre conscience ?

— Laisse ma conscience, je te prie, répliqua-t-il ; — pour le moment je n’en ai que faire ; si je pouvais seulement avoir Ivan Golovan ici aujourd’hui même !…

La dame lui apprit qu’Ivan Golovan se trouvait en ville et qu’il était même descendu chez elle. Cette nouvelle fit grand plaisir au prince ; il pria Eugénie Séménovna de m’envoyer chez lui le plus tôt possible et se retira incontinent.

Dès lors les événements marchèrent avec une rapidité qui semblait tenir du prodige. Le prince me munit d’un tas de pièces attestant sa qualité de fabricant, il m’enseigna la manière de « faire l’article » et m’expédia droit chez Macaire sans me laisser le temps de retourner à la campagne. Je ne pus donc voir Grouchka, mais je n’en ressentis pas moins vivement son injure : comment, en effet, le prince se permettait-il de disposer de sa main en ma faveur ? Chez Macaire un plein succès couronna mes tentatives commerciales : les Asiatiques me firent force commandes dont ils payèrent une partie par anticipation. J’envoyai l’argent au prince et je revins au village, mais j’eus peine à m’y reconnaître, tant l’aspect des lieux s’était modifié durant mon absence… La maison seigneuriale avait été transformée de fond en comble comme par la baguette d’un magicien ; il semblait qu’on se préparât à y célébrer une fête. Du pavillon occupé par Grouchka il ne restait plus trace : on l’avait rasé et sur son emplacement s’élevait une construction nouvelle. Grande fut ma surprise à cette vue. « Où donc est Grouchka ? » demandai-je aussitôt. Mais personne ne savait rien d’elle. Les domestiques serfs d’autrefois avaient été remplacés par des mercenaires arrogants qui ne me laissaient plus approcher du prince. Jusqu’alors j’avais toujours eu libre accès auprès de ce dernier : entre nous s’étaient conservées les relations familières qui existent à l’armée entre remonteurs et connaisseurs. Mais, à présent, une étiquette sévère régissait nos rapports et je ne pouvais plus communiquer avec le prince que par l’intermédiaire d’un valet de chambre. Cette situation m’était si désagréable que, si j’avais suivi mon premier mouvement, je ne serais pas resté là une minute de plus. Mais j’étais fort inquiet au sujet de Grouchka et je ne pouvais savoir ce qu’elle était devenue. En vain j’interrogeai les anciens domestiques, tous gardèrent le silence : évidemment ils obéissaient à une consigne. À la fin, j’obtins quelques renseignements d’une vieille paysanne qui avait été naguère au service du prince : il n’y avait pas encore longtemps, m’apprit-elle, que Grouchenka avait disparu ; dix jours auparavant elle était partie en calèche avec le prince et depuis lors on ne l’avait pas revue. Je questionnai les cochers qui les avaient conduits, mais je n’en fus pas plus avancé. Ils me dirent seulement qu’arrivé à un relais, le prince avait renvoyé son équipage et pris des chevaux de louage pour continuer sa route avec Grouchka. J’avais beau me tourner de tous les côtés, je ne découvrais rien. Au surplus, la vérité était-elle si difficile à deviner ? Sans doute, le misérable l’avait poignardée ou tuée d’un coup de pistolet ; ensuite il s’était débarrassé du cadavre en le jetant dans un bois, il l’avait enseveli au fond d’un fossé sous un amas de feuilles sèches, peut-être l’avait-il noyé… Le caractère passionné du prince n’autorisait que trop ces conjectures ; elle était un obstacle à son mariage, car Eugénie Séménovna avait dit vrai : Grouchka l’aimait, le scélérat, avec toute l’ardeur de son tempérament tsigane et il n’était pas dans sa nature de se résigner à l’abandon, comme l’avait fait Eugénie Séménovna. Celle-ci était une Russe, une chrétienne ; elle poussait l’amour jusqu’au sacrifice d’elle-même. Chez l’autre, au contraire, chez la sauvage fille du tabor, l’amour était une passion fougueuse, indomptable. Dans mon opinion, lorsque le prince lui avait annoncé son prochain mariage, elle avait dû éclater en injures et en menaces, aussi s’était-il défait d’elle.

Plus j’examinais cette idée, plus je me persuadais qu’il n’avait pu en être autrement, et le mariage du prince avec la fille du maréchal de la noblesse m’était devenu tellement odieux que je n’avais pas la force d’en contempler les préparatifs. Quand arriva le jour de la noce, on distribua des mouchoirs de couleur à tous les domestiques et on renouvela la livrée de chacun d’eux. Mais, au lieu de revêtir mes effets neufs, je les laissai dans la soupente que j’occupais à l’écurie et, dès le matin, je me rendis dans le bois où j’errai machinalement jusqu’au soir. À chaque instant je me demandais si je n’allais pas rencontrer quelque part le cadavre ensanglanté de Grouchka. À la tombée de la nuit, je sortis du bois et fus m’asseoir au bord d’une petite rivière au delà de laquelle on apercevait la maison éclairée de mille feux ; la fête battait son plein, les invités étaient tout à la joie, les sons de l’orchestre retentissaient au loin. Pour moi, toujours assis au bord de l’eau, je regardais non pas la maison mais la rivière dont les ondes tremblantes reflétaient toutes ces clartés en leur prêtant des proportions fantastiques. Et mon cœur était rempli d’une tristesse que je n’avais jamais connue, même pendant ma captivité chez les Tatares. Comme le frère d’Alénouchka qui, d’après la légende, jetait aux éléments le nom de sa sœur absente, je me mis à interpeller un être invisible, j’appelai plaintivement la pauvre tsigane.

— Ma sœur, ma Grounuchka ! m’écriai-je ; — parle-moi, réponds-moi ; fais-moi entendre ta voix ; montre-toi à moi une petite minute !

Eh bien ! le croirez-vous ? après que j’eus proféré à trois reprises ce douloureux appel, il me sembla que quelqu’un accourait vers moi. Le voici arrivé, il me touche de son souffle, il murmure à mes oreilles, par-dessus mes épaules il regarde mon visage… Tout à coup, des ténèbres de la nuit émerge devant moi quelque chose qui se heurte contre ma personne…

XVII

Ma frayeur fut telle que je faillis tomber à la renverse, cependant je ne perdis pas tout à fait l’usage de mes sens et je devinai près de moi quelque chose de vivant et de léger. Cela se débattait comme une grue blessée d’un coup de feu, cela soupirait, mais sans articuler une seule parole.

Je fis une prière mentale et… j’aperçus devant mon visage précisément celui de Grouchka…

— Ma chérie ! m’écriai-je, — ma colombe ! es-tu vivante ou arrives-tu de l’autre monde ? Ne me cache rien, dis la vérité : de toi, pauvre orpheline, je n’aurai jamais peur, quand même tu serais morte,

Un long soupir sortit du fond de sa poitrine.

— Je vis, dit-elle.

— Allons, Dieu soit loué !

— Mais c’est la mort que je suis venue chercher ici.

— Qu’est-ce que tu dis, Grounuchka ? Que Dieu t’assiste ! Pourquoi parler de mourir ? Nous allons vivre d’une vie heureuse : je travaillerai pour toi ; tu habiteras chez moi, pauvre délaissée, tu y occuperas une chambre particulière et tu seras pour moi une sœur tendrement aimée.

— Non, Ivan Sévérianitch, répondit Grouchka, — non, mon cher, mon bon ami ; reçois l’éternel salut de l’orpheline à qui tu adresses ces bonnes paroles, mais la tsigane ulcérée ne peut plus vivre, car elle est dans le cas de faire périr une âme innocente.

— De qui parles-tu donc ? lui demandai-je, — quelle est cette âme dont tu as pitié ?

— Je parle d’elle, de la jeune femme du scélérat, car elle, c’est une jeune âme qui n’est coupable de rien, mais, malgré cela, mon cœur jaloux ne peut la souffrir, je la tuerai et je me tuerai moi-même.

— À quoi penses-tu ? fais le signe de la croix : tu as été baptisée : qu’adviendra-t il de ton âme ?

— N-n-n-on, répliqua-t-elle, —je ne m’inquiète pas de mon âme ; qu’elle aille en enfer ! Elle y sera moins malheureuse qu’ici !

Je vois que cette femme est hors d’elle-même, en proie au délire le plus violent ; je lui prends les mains et je les tiens dans les miennes, mais, en l’examinant, je suis saisi du changement terrible qui s’est opéré en elle. Toute sa beauté a disparu ; il semble même qu’il ne reste rien de son visage où l’on aperçoit seulement les yeux : au milieu de cette face sombre ils flamboient comme ceux d’un loup dans la nuit, on dirait qu’ils sont devenus deux fois plus grands qu’auparavant ; sa taille s’est épaissie parce qu’elle approche de son terme, mais sa figure n’est pas plus grosse que le poing, et ses boucles noires s’échevèlent sur ses joues. J’observe comment elle est vêtue : sa robe, — une petite robe d’indienne, de couleur foncée, — est toute en lambeaux et ses pieds sont à nu dans ses chaussures.

— Dis-moi, questionnai-je, — d’où viens-tu ? Où as-tu été et comment se fait-il que tu sois si mal attifée ?

À ces mots, elle sourit tout à coup.

— Quoi ?… Est-ce que je ne suis pas belle ?… Je suis belle !… c’est mon cher et tendre ami qui m’a ainsi arrangée en récompense de mon fidèle amour. Je lui ai sacrifié mes sentiments pour un homme que j’aimais plus que lui, je me suis donnée à lui tout entière, follement, sans réserve, et, en retour, il m’a enfermée dans une forteresse, il a mis ma beauté sous la garde d’un tas de sentinelles…

En achevant cette phrase, elle partit d’un éclat de rire, puis elle poursuivit avec colère :

— Ah ! imbécile tête de prince, tu croyais donc qu’une tsigane peut être tenue sous clé comme une demoiselle ? Mais, si je voulais, j’irais de ce pas étrangler ta jeune épouse !

« Allons, me dis-je, la voyant si agitée par les tourments de la jalousie, essayons de la détourner de ces idées, non en lui faisant peur de l’enfer, mais en lui rappelant de doux souvenirs », et je repris :

— Comme il t’a aimée pourtant ! Comme il t’a aimée ! Comme il embrassait tes pieds !… Quand tu chantais, il se mettait à genoux devant le divan et couvrait de baisers la semelle de ta pantoufle rouge…

Pendant que je parlais, Grouchka m’écoutait attentivement et, les yeux baissés, regardait la rivière.

— Il m’a aimée, commença-t-elle d’une voix sourde, — il m’a aimée, le monstre ; aussi longtemps que mon cœur est resté insensible à son amour, il n’a rien épargné pour me plaire, mais quand je me suis attachée à lui, il m’a abandonnée. Et pour qui ?… Est-ce que la femme qu’il me préfère est plus belle que moi ? Est-ce qu’elle l’aimera plus que je ne l’ai aimé ?… Il est bête, bête ! Le soleil d’hiver ne chauffe pas comme le soleil d’été ; jamais plus il ne connaîtra un amour comme le mien ; tu peux le lui dire de ma part, dis-lui : « Voilà ce que Grouchka t’a prédit avant de mourir. »

Je remarquais avec plaisir que sa langue se déliait, je la pressai de questions : que s’était-il donc passé entre eux ? Qu’est-ce qui avait amené tout cela ?

— Ah ! répondit mon interlocutrice en frappant ses mains l’une contre l’autre, — il ne s’est rien passé entre nous et son inconstance seule a tout fait… J’ai cessé de lui plaire, voilà l’unique cause de tout ce qui est arrivé, continua-t-elle avec des larmes dans la voix. — Malgré ma grossesse, il voulait que je portasse des robes étroites et à taille ; je les mettais avec beaucoup de peine et, quand il me voyait sanglée dans ces vêtements, il disait d’un ton courroucé : « Ôte-les, cela ne te va pas ! » Mais si je me montrais à lui en déshabillé, il se fâchait deux fois plus fort… « À qui ressembles-tu ? » criait-il. Je comprenais qu’il était irrévocablement perdu pour moi, que je lui étais devenue odieuse… ajouta-t-elle à travers ses sanglots ; puis, les yeux fixés devant elle, la malheureuse poursuivit à voix basse :

— Depuis longtemps je sentais qu’il ne m’aimait plus, mais je voulais savoir s’il avait une conscience. Je me disais : Je ne l’importunerai pas de mes plaintes, je m’abstiendrai de toute récrimination ; peut-être qu’à défaut d’amour il me témoignera quelque pitié. Il a eu pitié de moi, en effet…

Et, au sujet de sa rupture avec le prince, elle me raconta de telles niaiseries que j’en suis encore à me demander aujourd’hui comment un homme peut être assez canaille pour se séparer à jamais d’une femme quand il n’a pas contre elle de griefs plus sérieux que cela.

XVIII

Grouchka me fit le récit suivant :

— Après ton départ (c’est-à-dire après que je me fus rendu chez Macaire), le prince resta encore longtemps sans revenir à la maison. Sur ces entrefaites, le bruit qu’il allait se marier arriva jusqu’à moi… À cette nouvelle, je ne fis plus que pleurer… Je maigrissais à vue d’œil… J’avais le cœur malade et mon enfant subissait le contre-coup de l’agitation à laquelle j’étais en proie. « Il mourra dans mon sein, » pensais-je. Et voilà que soudain j’entends dire : « Il arrive ! » J’éprouve un tressaillement de tout mon être !… Je cours à mon pavillon, voulant m’habiller le mieux possible pour paraître devant lui ; je mets des boucles d’oreilles en émeraude et je tire de la penderie celle de mes toilettes qu’il aimait le plus : une robe bleu sombre garnie de dentelles… Je la revêts à la hâte, mais par derrière il y a quelque chose qui ne va pas, je ne parviens pas à faire les boutons, finalement j’y renonce et je me contente de jeter sur mes épaules un châle rouge pour qu’on ne voie pas que le dos n’est pas boutonné ; ensuite je vole à sa rencontre sur le perron… Je suis toute tremblante, je ne me connais plus…

— Mon ducat d’or, mon émeraude, mon rubis ! m’écrié-je en lui passant mes bras autour du cou, et je tombe évanouie…

Quand je repris mes sens, j’étais couchée sur un divan dans ma chambre… je me demandais toujours si c’était en rêve ou en réalité que je l’avais embrassé. J’avais eu une syncope terrible. Je fus longtemps sans le voir ; continuellement je le faisais demander, mais il ne venait pas.

À la fin, il se montra.

— Tu m’as donc tout à fait abandonnée ? lui dis-je ; — tu ne te soucies plus de moi ?

— J’ai des affaires, me répondit-il.

— Quelles affaires ? répliquai-je. — Comment se fait-il qu’autrefois tu n’en avais pas ? Mon émeraude, mon diamant !

Et je tendis encore les mains vers lui pour l’embrasser ; mais, à cette vue, sa physionomie se refrogna, et il tira de toutes ses forces le cordon auquel ma croix était suspendue… Heureusement pour moi, le lacet de soie que je portais n’était pas solide ; il se rompit. Sans cela, j’aurais été étranglée ; je suppose même que c’était précisément ce que voulait le prince, car il devint blême de colère et observa d’une voix sifflante :

— Pourquoi portes-tu de si sales cordons ?

— Qu’est-ce que mon cordon peut te faire ? repris-je. — Il était propre, mais il a dû nécessairement se salir au contact de ma personne : je vis dans de telles transes, il n’est pas étonnant que je sue.

— Pouah ! fit-il en crachant d’un air de dégoût, et il sortit.

Vers le soir, il reparut ; il était encore fâché.

— Faisons une promenade en calèche ! dit-il.

Après quoi, il se montra caressant, me baisa la tête, si bien que moi, sans défiance, je consentis à l’accompagner. Nous montâmes tous deux en voiture. Notre promenade nous conduisit fort loin, deux fois nous changeâmes de chevaux, mais où allions-nous ? c’est en vain qu’à maintes reprises je le demandai au prince. Nous arrivâmes dans un endroit boisé, marécageux, d’un aspect triste et sauvage ; l’équipage s’arrêta en plein bois devant une sorte de rucher précédant une habitation où nous fûmes reçus par trois jeunes filles en jupes garance, trois solides gaillardes qui paraissaient appartenir à la classe des paysans propriétaires. En m’adressant la parole, elles m’appelaient « barinia » ; dès que j’eus mis pied à terre, elles me prirent par-dessous les bras et m’emportèrent dans une chambre déjà toute en ordre comme si on m’avait attendue.

Tout cela commença à m’inquiéter ; mon cœur se serra ; j’étais surtout intriguée par la présence de ces filles.

— Est-ce que c’est un relais ici ? demandai-je au prince.

— C’est ici que tu vas demeurer à présent, me répondit-il.

Je fondis en larmes, je lui baisai les mains, je le suppliai de ne pas m’abandonner en ce lieu, mais, sourd à mes prières, il me repoussa d’un geste violent, regagna sa voiture, et partit…

Arrivée à cet endroit de son récit, Grouchenka fit une pause et sa tête s’inclina sur sa poitrine, puis elle reprit en soupirant :

— Je voulais m’en aller ; cent fois je tentai de prendre la fuite — impossible : les trois paysannes faisaient bonne garde et ne me perdaient pas de vue… J’étais au désespoir ; à la fin je résolus de recourir à la ruse ; je feignis l’insouciance, l’enjouement ; je manifestai le désir d’aller en promenade. Nous fîmes ensemble une excursion dans le bois ; pendant que nous marchions, mes geôlières ne me quittaient pas des yeux ; quant à moi, je tâchais de m’orienter, je cherchais de quel côté était le midi ; j’examinais à cet effet les arbres, les extrémités des branches, l’écorce ; bref, je combinais un plan d’évasion, et hier je l’ai mis à exécution. Hier, après le dîner, je vais dans une clairière avec ces filles et je leur dis :

— Mes amies, si nous jouions ici à colin-maillard ?

Ma proposition est acceptée.

— Seulement, ajoutai-je, — au lieu d’avoir les yeux bandés, celle qui sera colin-maillard aura les mains liées derrière le dos et prendra derrière soi.

Elles consentent encore à cela.

Les choses ainsi réglées, je lie les mains derrière le dos à la première, je les attache solidement ; ensuite je vais me cacher derrière un buisson avec la seconde et je lui en fais autant ; à ses cris accourt la troisième, je la garrotte aussi sous les yeux de ses sœurs ; elles remplissent l’air de leurs vociférations, tandis que, malgré ma grossesse, je file plus rapidement qu’un cheval emporté. Toute la nuit je courus à travers la forêt. L’aurore me surprit dans un endroit du bois où se trouvaient des troncs d’arbres qu’on avait creusés intérieurement pour y élever des abeilles. Là m’aborda un vieillard dont la voix cassée par l’âge était inintelligible. Toute sa personne était couverte de cire et sentait le miel ; des abeilles s’ébattaient dans ses sourcils jaunes. Je lui dis que je voulais te voir, Ivan Sévérianitch, et il me répondit :

— Crie le nom du gars une première fois sous le vent, puis contre le vent ; il se sentira inquiet, il ira à ta recherche et vous vous rencontrerez.

Il m’offrit de l’eau pour étancher ma soif et m’invita à me restaurer en mangeant quelques tranches de concombre recouvertes de miel. Après avoir bu l’eau et mangé le concombre, je me remis en marche. Suivant le conseil du vieillard, je t’ai appelé d’abord sous le vent, puis contre le vent, et voilà que nous nous sommes rencontrés. Merci ! acheva en m’embrassant Grouchenka : — tu es pour moi comme un frère chéri.

— Et toi, dis-je, ému jusqu’aux larmes, — tu es pour moi comme une sœur chérie.

— Je le sais, Ivan Sévérianitch, reprit-elle en pleurant, — je sais et je comprends tout ; toi seul m’as aimée, mon bon, mon cher ami. Donne-moi donc maintenant une dernière preuve de ton affection, fais ce que je te demande à cette heure terrible.

— Parle, que veux-tu de moi ? questionnai-je.

— Non ; jure d’abord par le serment le plus terrible qu’il y ait au monde, jure d’exaucer ma prière.

Je le lui promis sur le salut de mon âme, mais elle ne se tint pas pour satisfaite.

— Cela ne suffit pas, déclara-t-elle : — une parole ainsi donnée, tu la violerais pour l’amour de moi. Non, lie-toi par un serment plus terrible.

— Je n’en puis imaginer aucun de plus terrible que celui-là.

— Eh bien ! moi, j’en ai imaginé un. Profère-le sans hésiter.

J’eus la sottise de le lui promettre, et elle poursuivit :

— Maudis mon âme comme tu as maudit la tienne, pour le cas où tu n’accomplirais pas la demande que je vais te faire.

— Soit, consentis-je, et j’appelai aussi sur son âme la malédiction divine.

— Eh bien ! maintenant, écoute, dit Grouchka : — sois au plus tôt un sauveur pour mon âme ; je n’ai plus la force de vivre ainsi ; sa trahison et ses outrages me font trop souffrir. Si je vis encore vingt-quatre heures, je les tuerai tous les deux, et si je les épargne, j’en finirai moi-même avec l’existence, c’est-à-dire que je perdrai mon âme pour l’éternité… Aie pitié de moi, mon cher ami, mon bon frère : donne-moi tout de suite un coup de couteau dans le cœur.

Saisi d’épouvante, je fis sur elle le signe de la croix ; une telle proposition m’avait terrifié, mais elle embrassa mes genoux en pleurant, se prosterna à mes pieds, me supplia dans les termes les plus pressants :

— Tu vivras, disait-elle, — par tes prières tu obtiendras le pardon de Dieu pour mon âme et pour la tienne, ne me mets pas dans la cruelle nécessité d’attenter à mes jours… Allons…

La physionomie d’Ivan Sévérianitch prit une expression sinistre, il mordit ses moustaches et du fond de sa poitrine haletante sortirent péniblement ces mots :

— Elle tira mon couteau de ma poche… l’ouvrit… et me le mit dans les mains… ensuite elle prononça une parole à laquelle il me fut impossible de résister… « Si tu ne me tues pas, dit-elle, je veux, pour me venger de vous tous, devenir la plus éhontée des femmes. »

Tremblant de tous mes membres, je lui ordonnai de faire sa prière, mais je n’eus pas le courage de la frapper avec mon couteau : je lui donnai une poussée qui la précipita dans la rivière…

Tous, en entendant ce dernier aveu, nous soupçonnâmes pour la première fois Ivan Sévérianitch de n’être pas un narrateur absolument véridique. Nous restâmes muets pendant un temps assez long ; à la fin quelqu’un rompit le silence.

— Elle s’est noyée ? interrogea-t-il.

— Oui, répondit Ivan Sévérianitch.

— Et vous, après cela, comment…

— Quoi ?

— Vous avez été désolé, sans doute ?

— Il ne faut pas le demander.

XIX

Je m’enfuis, éperdu, de ce lieu ; je me souviens seulement que je croyais toujours avoir à mes trousses un être d’une taille gigantesque, une sorte de fauve effronté dont le corps nu, tout noir et couvert de poils, était terminé par une petite tête affectant la forme d’une lune. Je supposais que c’était ou Caïn ou Satan lui-même, je courais toujours pour lui échapper et j’invoquais mon ange gardien. Quand je repris mes sens, je me trouvais sur un grand chemin, sous un cytise. C’était en automne, par un temps sec et froid ; le soleil brillait, mais le vent soulevait la poussière de la route et faisait tourbillonner les feuilles jaunies. Quelle heure était-il ? En quel endroit étais-je ? Où conduisait ce chemin ? je l’ignorais. Que fallait-il que je fisse ? je ne le savais pas davantage. Une seule pensée m’occupait : l’âme de Grouchka était maintenant perdue, je devais souffrir pour elle et la racheter de l’enfer. Mais comment m’acquitter de ce devoir ? je me le demandais en vain et je souffrais cruellement de ne pouvoir répondre à cette question.

Tout à coup quelque chose frôle mon épaule. Je regarde : c’est une branche morte qui s’est détachée du cytise et qui roule au loin. Soudain apparaît Grouchka, mais elle est toute petite, on ne lui donnerait pas plus de six ou sept ans et elle a aux épaules de petites ailes. À peine l’ai-je aperçue qu’elle s’éloigne de moi avec la rapidité de l’éclair, je ne vois plus qu’un nuage de poussière qui s’élève derrière elle.

« Assurément, pensai-je, c’est son âme qui m’accompagne ; sans doute elle me guide, me montre le chemin. » Et je me mis en route. Je marchai toute la journée sans savoir moi-même où j’allais. Je n’en pouvais plus de fatigue quand soudain vint à passer une charrette qui suivait la même direction que moi. Dans cette charrette se trouvait un vieux paysan avec sa femme. « Monte, pauvre homme, me dirent-ils, nous te voiturerons. » Je m’assis à côté d’eux. Ils étaient fort affligés et, chemin faisant, ils m’apprirent la cause de leur chagrin : « Nous avons bien du malheur, notre fils est pris par la conscription et nous ne sommes pas assez riches pour lui acheter un remplaçant. » Ému de pitié, je leur dis : « Je partirais bien à sa place et cela gratis, uniquement pour vous rendre service, mais je n’ai pas de papiers. » À quoi ils répliquèrent : « C’est la moindre des choses ; tu n’as qu’à prendre le nom de notre fils, Pierre Serdukoff ; le reste nous regarde. »

— Eh bien ! répondis-je, — moi, cela m’est égal, je continuerai à vénérer comme mon patron Jean le Précurseur, mais je puis prendre tel nom qu’il vous plaira.

Sur ce, les deux vieillards m’emmenèrent à la ville où siégeait la commission de recrutement ; ils me présentèrent là comme leur fils et me remirent vingt-cinq roubles pour mes frais de voyage, promettant en outre de me venir en aide toute leur vie. Dès que j’eus reçu cet argent, je le donnai à un monastère pauvre afin qu’on y dît des messes pour le repos de l’âme de Grouchka. Ensuite je priai l’autorité de m’envoyer au Caucase où j’espérais trouver bientôt la mort en combattant pour la religion. On fit droit à ma demande et je passai plus de quinze ans au Caucase sans jamais révéler à personne mon véritable nom ; pour tout le monde j’étais Pierre Serdukoff, mais, le jour de la Saint-Jean, je priais le Précurseur d’intercéder pour moi auprès de Dieu. Moi-même j’avais presque fini par oublier mon ancien état civil et j’achevais de la sorte ma dernière année de service quand tout à coup, le jour même de la Saint-Jean, nous fûmes détachés à la poursuite d’une bande de Tatares qui, après une action fort meurtrière pour eux, battaient en retraite vers le Koï-Sou. Cette dénomination est commune à plusieurs rivières du Caucase. Pour les distinguer les unes des autres, on donne à chacune d’elles le nom de la région qu’elle arrose : c’est ainsi qu’il y a le Koï-Sou d’Andi, le Koï-Sou d’Avaria, le Koï-Sou de Korikoumou et celui de Kouzikoumou. Ces diverses rivières se réunissent pour former le fleuve appelé Soulak. Mais toutes indistinctement ont un courant très rapide et une eau très froide, surtout le Koï-Sou d’Andi au delà duquel l’ennemi cherchait un refuge. Nous tuâmes énormément de ces Tatares ; cependant un certain nombre d’entre eux réussirent à traverser la rivière ; arrivés de l’autre côté, ils se retranchèrent derrière les rochers qui bordent la rive et, dès que nous nous montrions, ils nous envoyaient des coups de fusil. Leur tir était si habilement dirigé qu’à chaque décharge ils faisaient quelque victime dans nos rangs, mais ils ménageaient leur poudre et ne la brûlaient qu’à bon escient, car ils savaient que nous avions incomparablement plus de munitions qu’eux ; aussi, quoique nous fussions tous à portée de leurs balles, les coquins n’avaient garde d’ouvrir contre nous un feu en règle. Notre colonel était un brave à trois poils qui se plaisait à imiter les façons de Souvaroff et répétait continuellement : « Dieu me pardonne ! » Par son exemple il donnait du cœur à tous ses hommes. Dans le cas présent, il s’assit au bord de la rivière, ôta ses bottes et, plongeant ses jambes jusqu’aux genoux dans cette eau froide :

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, — que l’eau est chaude ! vous diriez du lait qu’on vient de traire ! Mes bienfaiteurs, qui veut passer à la nage de l’autre côté avec le câble qu’il faut y amorcer pour établir un pont ?

Tandis que le colonel nous adressait ce petit discours, sur la rive opposée, les Tatares, utilisant en guise de meurtrière une crevasse du roc, avaient braqué contre nous deux canons de fusils. Ils ne tiraient pas cependant, mais sitôt que deux soldats, répondant à l’appel de leur chef, se furent jetés à l’eau, une double détonation retentit et les deux soldats disparurent incontinent dans le Koï-Sou. Nous tirâmes à nous le câble, nous le confiâmes à deux autres hommes de bonne volonté et, après que ceux-ci se furent à leur tour élancés dans la rivière, nous dirigeâmes contre les retranchements ennemis un feu bien nourri, mais qui ne fit aucun mal aux Tatares, car nos balles n’atteignaient que les rochers ; quant à ces mécréants, à peine eurent-ils tiré sur nos nageurs qu’un nuage de sang se répandit à la surface de l’eau, et le gouffre engloutit deux nouvelles proies. Un troisième couple envoyé par nous eut le même sort que les précédents : il fut coulé bas par les Tatares avant même d’être parvenu au milieu du Koï-Sou. Cette fois il ne se trouva plus guère d’amateurs pour tenter le passage de la rivière ; chacun, en effet, comprenait que c’était aller au-devant d’une mort certaine, et pourtant il fallait châtier les scélérats.

— Écoutez, mes bienfaiteurs ! dit le colonel. — N’y a-t-il point parmi vous quelqu’un qui ait un péché mortel sur la conscience ? Dieu me pardonne ! comme il l’aurait belle maintenant de laver sa faute dans son sang !

« Pourquoi, pensai-je, attendre une meilleure occasion d’en finir avec la vie ? Que Dieu bénisse ma dernière heure ! » Alors, sortant des rangs, je me déshabillai, je récitai l’oraison dominicale, je saluai mes chefs et mes camarades en m’inclinant de tous côtés jusqu’à terre, et je dis mentalement : « Allons, Grouchka, ma sœur d’élection, reçois le sacrifice de mon sang, c’est pour toi que je l’offre ! » Après cela, je mis dans ma bouche l’extrémité d’une mince ficelle à l’autre bout de laquelle le câble était attaché, et je sautai dans la rivière.

L’eau était terriblement froide : je fus pris d’un frisson sous les aisselles, le souffle s’arrêta dans ma poitrine, des crampes saisirent mes jambes, mais je n’en continuai pas moins à nager…

Les balles des nôtres volaient au-dessus de ma tête, celles des Tatares tombaient dans l’eau à côté de moi, mais ne me touchaient pas ; je ne sais si je fus blessé ou non ; en tout cas, j’atteignis le rivage… Là, je ne courais plus aucun danger, car, vu la position que j’occupais au pied même des rochers, les Tatares, pour tirer sur moi, auraient dû sortir de leurs retranchements et s’offrir aux balles que nos soldats faisaient pleuvoir drues comme grêle sur la rive opposée. Je tendis le câble, on établit une passerelle, et, un instant après, mes camarades me rejoignaient. Mais je restais immobile à ma place, absent de moi-même, pour ainsi dire ; je ne comprenais rien parce qu’une seule pensée m’absorbait : quelqu’un a-t-il vu ce que j’ai vu ? Or, pendant que je nageais, j’avais vu Grouchka voler au-dessus de moi ; cette Grouchka était une adolescente, de seize ans environ ; elle avait de grandes ailes lumineuses qui s’étendaient d’une rive à l’autre et sous lesquelles elle m’abritait… Pourtant, personne ne soufflait mot de cela. « Allons, décidai-je, il faut que je raconte moi-même la chose. » Et, comme je recevais les éloges du colonel qui disait en me serrant dans ses bras :

— Oh ! Dieu me pardonne, quel gaillard tu es, Pierre Serdukoff !

Je répondis :

— Votre Haute Noblesse, je ne suis pas un gaillard, mais un grand pécheur et ni la terre ni l’eau ne veulent me recevoir.

— Quel péché as-tu commis ? me demanda-t-il.

— J’ai dans ma vie fait périr plusieurs âmes innocentes, repris-je et je lui racontai, la nuit, sous la tente, tout ce que vous venez d’entendre.

Mon récit qu’il écouta fort attentivement le rendit songeur.

— Dieu me pardonne ! observa-t-il, — tu en as vu de toutes les couleurs dans ton existence, mais, mon ami, tu auras beau dire, il faut qu’on te nomme officier. Je vais te proposer pour ce grade.

— Comme vous voudrez, répliquai-je, — seulement écrivez aussi là-bas pour savoir s’il n’est pas vrai que j’ai tué une tsigane comme je vous l’ai dit.

— C’est bien, il sera fait selon ton désir.

Le colonel écrivit, mais ne reçut, en réponse à sa lettre, que des renseignements erronés. « Jamais, lui mandait-on, rien de pareil n’est arrivé chez nous à aucune tsigane. Nous avons bien eu ici un Ivan Sévérianoff qui servait chez un prince, mais il a été affranchi et il est mort ensuite chez des paysans de la couronne, les époux Serdukoff. »

— Eh ! que faire maintenant ? Comment prouver que je suis coupable ?

— Mon ami, me dit le colonel, — ne t’avise plus de raconter de telles sottises sur ton compte : sans doute, quand tu as traversé le Koï-Sou à la nage, la fraîcheur de l’eau, jointe au danger que tu courais, a quelque peu dérangé tes facultés intellectuelles ; je suis bien aise pour toi qu’il n’y ait rien de vrai dans les faits dont tu t’accusais. À présent tu seras officier : c’est une fort bonne chose, mon ami, Dieu me pardonne !

Moi-même, alors, je ne sus plus que penser : avais-je, en effet, noyé Grouchka, ou m’étais-je figuré cela dans le bouleversement moral produit en moi par la mort de la tsigane ?

Je fus promu officier « pour action d’éclat », mais, comme je ne cessais de réclamer une enquête qui fît la lumière sur ma vie passée, pour se débarrasser de mes importunités, on me mit à la retraite avec la croix de Saint-Georges.

Le colonel me complimenta à ce propos :

— Je te félicite, maintenant tu es noble et tu peux être attaché à une chancellerie ; Dieu me pardonne ! tu vivras joliment tranquille. Tiens, ajouta-t-il en me remettant une lettre pour un grand personnage de Pétersbourg, — va le trouver, il te procurera un emploi et, grâce à son appui, tu feras ton chemin.

Muni de cette lettre, je me rendis à Piter, mais je n’y fis pas un fameux chemin.

— Par quel hasard ?

— Je restai fort longtemps sans place, ensuite je tombai sur le fita[10], et ce fut pire que jamais.

— Comment, sur le fita ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Le protecteur pour qui le colonel m’avait donné un mot de recommandation me fit entrer au bureau des adresses. Là, chaque employé a sa lettre qui constitue, pour ainsi dire, son département spécial. Certaines lettres sont très bonnes, comme, par exemple, le bouki, le pokoï, le Kako[11] : ce sont les initiales de beaucoup de noms, et l’employé qui les a dans son service se fait un joli revenu, mais moi on me mit au fita. C’est la plus mauvaise lettre, très peu de noms commencent par elle, et encore parmi ceux qui sembleraient devoir s’écrire ainsi, beaucoup sont orthographiés autrement par le caprice de leur propriétaire. Quelqu’un veut-il s’anoblir, tout de suite, de son autorité privée, il remplace son fita par un phert[12]. Vous vous exterminez à le chercher au fita et vous vous donnez inutilement tout ce mal parce qu’il a fait inscrire son nom avec un phert. Pour ne rien gagner, ce n’était pas la peine de passer chaque jour de longues heures dans un bureau. Voyant qu’il n’y avait rien à faire là pour moi, j’essayai de me placer comme cocher, attendu que j’avais l’habitude de ce métier, mais personne ne voulut me prendre à son service. « Tu es noble, me disait-on, tu es officier et tu as une décoration militaire, on ne pourrait ni t’engueuler, ni te battre… » C’était vraiment à se pendre de désespoir ; mais, grâce à Dieu, je n’en vins pas à cette extrémité, et, pour ne pas mourir de faim, je me fis artiste.

— Artiste ? Dans quel genre ?

— Je jouais des rôles.

— À quel théâtre ?

— Dans une baraque sur la place de l’Amirauté. Là, la noblesse n’est pas une cause d’exclusion, on reçoit tout le monde : il y a des officiers, des chefs de bureau, des étudiants, mais ce sont surtout les employés du Sénat qui dominent.

— Et cette vie-là vous plaisait ?

— Non.

— Pourquoi donc ?

— D’abord, les pièces étaient toujours mises à l’étude et répétées pendant la semaine sainte ou à la veille de la semaine grasse, quand on chante à l’église : « Ouvre-moi les portes du repentir » ; en second lieu, j’avais un rôle fort pénible.

— Quel rôle ?

— Je représentais le diable.

— Qu’est-ce que cela avait de si pénible ?

— Comment donc ! Dans deux tableaux, il fallait danser et faire des culbutes, chose extrêmement malaisée avec mon costume, car toute ma personne était emprisonnée dans une peau de bouc à longs poils ; j’avais, de plus, une immense queue disposée sur un fil d’archal ; à chaque instant mes jambes s’embarrassaient dans cette queue, et avec mes cornes j’accrochais tout ce qui se trouvait au-dessus de ma tête ; en outre, je n’étais plus dans la fleur de l’âge, mes membres avaient déjà perdu la vigueur et l’élasticité de la jeunesse ; et puis mon rôle me condamnait à être battu pendant toute la durée de la représentation. Cela m’ennuyait au plus haut degré. Sans doute les bâtons en usage au théâtre n’ont que l’apparence de véritables bâtons. Ce sont des gaines de toile bourrées d’étoupe à l’intérieur, mais n’importe, il est fort ennuyeux de recevoir continuellement cela sur le dos. Ajoutez que certains de mes camarades n’y allaient pas de main morte : soit pour se réchauffer, soit par manière de plaisanterie, ils tapaient ferme et ne laissaient pas de me faire mal. Sous ce rapport, j’avais surtout à me plaindre des employés du Sénat. Ces gens-là forment au théâtre une coterie très exclusive, ils se soutiennent tous entre eux ; par contre, si quelque militaire vient à faire partie de la troupe, ils s’appliquent à lui rendre la vie très dure. Ainsi moi, par exemple, ils me battaient sous les yeux de tout le public depuis midi jusqu’à la nuit, et c’était à qui frapperait le plus fort pour mieux divertir les spectateurs. Cela n’avait rien d’agréable. Et, par-dessus le marché, il m’arriva là une aventure fâcheuse à la suite de laquelle je dus quitter la scène.

— Qu’est-ce qui vous arriva donc ?

— Je rossai un prince.

— Comment, un prince ?

— C’est-à-dire, pas un vrai prince, un prince de théâtre : en fait, c’était un scribe du Sénat, un secrétaire de collège[13], mais chez nous il jouait les princes.

— Pourquoi donc l’avez-vous battu ?

— Il ne l’avait pas volé, il aurait même mérité une punition plus sévère encore. Cet homme était un mauvais plaisant qui ne savait qu’inventer pour tourmenter les autres, et nous étions tous victimes de ses pasquinades.

— Vous aussi ?

— Moi aussi ; il me faisait souvent de vilaines farces ; il abîmait mon costume ; au foyer, pendant que nous étions en train de nous chauffer et de boire du thé, il se glissait tout doucement derrière moi et accrochait ma queue à mes cornes, ou imaginait quelque autre niche semblable ; je ne m’apercevais de rien ; j’entrais en scène comme cela, et le directeur me mettait à l’amende. Pour tout ce qui me touchait personnellement, je prenais patience, mais cet odieux bouffon s’avisa soudain de molester une fée. C’était une toute jeune fille appartenant à une famille de gentilshommes pauvres ; elle représentait chez nous la Fortune et devait sauver le prince de mes mains. Le costume de son rôle ne se composait que d’une tunique, de tulle avec des ailes, il gelait à pierres fendre la pauvrette avait ses menottes toutes bleues, tout engourdies, et il ne cessait de la tarabuster ; à l’apothéose, quand nous descendîmes à trois dans le sous-sol, il se permit même de la pincer à travers son léger vêtement. J’eus pitié d’elle : j’administrai au drôle une sérieuse raclée.

— Et comment cela se termina-t-il ?

— Sur le moment, il n’y eut rien ; l’incident, s’étant passé dans le troisième dessous, n’avait eu d’autre témoin que cette fée ; mais, ensuite, les employés du Sénat prirent tous fait et cause pour leur collègue ; ils exigèrent impérieusement mon renvoi, et, comme c’étaient les premiers sujets de la troupe, le directeur, pour leur faire plaisir, me mit à la porte.

— Et qu’est-ce que vous devîntes alors ?

— Ma sortie du théâtre me laissait sans gîte et sans pain ; la fée reconnaissante me vint en aide ; mais il m’était pénible de recevoir les bienfaits d’une femme fort pauvre elle-même, et je cherchais toujours un moyen de sortir d’une situation pareille. Retourner au fita, je n’y tenais pas ; d’ailleurs, ma place avait déjà été donnée à un autre malheureux ; si bien que je me décidai à entrer dans un monastère.

— À cause de cela seulement ?

— Mais, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Je n’avais pas le choix. Du reste, je m’y trouve bien.

— Vous avez pris goût à la vie monastique ?

— Oui, je l’aime beaucoup ; c’est une existence tranquille qui ressemble fort à celle qu’on mène au régiment ; vous n’avez à vous inquiéter ni du vêtement ni de la nourriture, et la seule chose qu’on exige de vous, c’est que vous obéissiez à vos supérieurs.

— Et cette obéissance ne vous pèse pas quelquefois ?

— Pourquoi donc me pèserait-elle ? Plus l’homme obéit, plus il vit paisiblement. Pour ce qui est de moi en particulier, la règle du couvent ne me gêne pas du tout : je ne vais à l’office et à l’église que quand je désire y aller, et j’exerce le métier auquel je suis accoutumé. Lorsqu’on me dit : « Attelle, père Izmaïl » (c’est le nom que je porte maintenant), j’attelle ; si on me dit : « Père Izmaïl, dételle, » eh bien, je dételle.

— Permettez ! observâmes-nous : — ainsi, malgré votre entrée au couvent, vous êtes resté… avec les chevaux ?

— Toujours cocher. Au monastère, on n’a pas peur de ma qualité d’officier, car, bien qu’encore dans les ordres mineurs, je suis pourtant moine et considéré à l’égal de tous les autres.

— Mais vous recevrez bientôt les ordres majeurs ?

— Je ne les recevrai pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que… je ne m’en crois pas digne.

— C’est toujours à cause de vos péchés ou de vos égarements d’autrefois ?

— Ou-ou-i ; d’ailleurs, d’une façon générale, à quoi bon ? Je suis fort content de ma position subalterne et je vis tranquille.

— Mais aviez-vous déjà raconté à quelqu’un toute votre histoire, telle que vous venez de nous la faire connaître ?

— Comment donc ! je l’ai racontée plus d’une fois ; mais cela ne sert à rien quand il n’y a pas de preuves… On ne veut pas me croire, et le mensonge que je traînais après moi dans le monde m’a suivi au couvent, où je suis considéré comme un homme plein de noblesse. À présent, du reste, peu m’importe : je me fais vieux.

L’histoire du voyageur enchanté était évidemment terminée ; il ne nous restait plus qu’une chose à savoir : comment il passait sa vie au couvent.

XX

Notre voyageur ayant abordé au port final de sa vie, — au monastère, auquel, dans sa conviction profonde, il était prédestiné depuis sa naissance, on devait supposer que là, du moins, il avait trouvé la fin de ses tribulations. Pourtant, il n’en était rien, comme nous l’apprit la suite de son récit. L’un de nous se rappela avoir entendu dire que les moines ont toujours beaucoup à souffrir du diable, et il questionna à ce sujet Ivan Sévérianovitch :

— Dites-moi, je vous prie, le diable ne vous a-t-il pas tenté au monastère ? On prétend que, sans cesse, il tente les moines.

De dessous ses sourcils Ivan Sévérianitch laissa tomber un regard tranquille sur celui qui l’interrogeait, et répondit :

— Comment donc ne m’aurait-il pas tenté ? Naturellement, s’il n’a pas même épargné l’apôtre saint Paul, et si ce dernier écrit dans une épître que « l’ange de Satan lui a été donné dans sa chair », pouvais-je, moi, homme pécheur et faible, échapper à ses persécutions ?

— Qu’est-ce que vous avez donc eu à souffrir de sa part ?

— Bien des choses.

— De quelle espèce ?

— Toutes sortes de vilenies ; dans le principe, avant que j’eusse triomphé de lui, j’ai même connu des séductions.

— Et vous avez triomphé de lui, du diable lui-même ?

— Sans doute ; n’est-ce pas pour cela qu’on va au couvent ? Du reste, pour dire la vérité, je n’en serais pas venu à bout tout seul, mais je fus aidé par les conseils d’un vieux religieux fort avancé dans les voies de la perfection ; c’était un homme d’expérience et il savait profiter de toute tentation. Je lui avouai que j’avais toujours sous les yeux la vision très nette de Grouchka, qu’il me semblait la retrouver dans l’air que je respirais, et il me répondit aussitôt :

— Il est dit dans l’apôtre saint Jacques : « Résistez au diable et il fuira loin de vous » ; tu n’as donc qu’à lui résister.

Puis il m’indiqua comment je devais m’y prendre.

— Si, dit-il, — tu sens ton cœur s’amollir, si le souvenir de cette femme se présente à ton esprit, songe que c’est un assaut qui t’est livré par l’ange de Satan et prépare-toi aussitôt à remporter sur lui la victoire. Avant toute autre chose, commence par te mettre à genoux. Les genoux sont le premier instrument de l’homme ; dès qu’on s’est agenouillé, l’âme prend immédiatement son essor vers le ciel. Ensuite, multiplie les prosternations, frappe-toi le front contre la terre autant de fois que tu le pourras, jusqu’à épuisement de forces, et mortifie-toi par le jeûne. Quand le diable te verra résolu à la lutte, il ne pourra pas y tenir et se sauvera au plus vite, car, lorsqu’il rencontre un homme ainsi disposé, il craint de lui fournir l’occasion d’une victoire qui le rapprochera encore plus du Christ et il se dit : « Laissons-le, il vaut mieux ne pas le tenter, peut-être qu’ainsi il s’oubliera plus vite. »

J’ai suivi ces conseils et, en effet, tout cela s’est passé.

— Vous vous êtes longtemps martyrisé de la sorte, avant que l’ange de Satan battît en retraite ?

— Oui, c’est toujours aux austérités seules que je recourais pour combattre l’esprit malin, attendu qu’il ne craint rien d’autre : au commencement, je faisais jusqu’à mille prosternations, je restais des quatre jours consécutifs sans prendre aucune nourriture, sans boire un verre d’eau ; mais ensuite il a compris qu’il n’était pas de force à lutter contre moi, et il a perdu courage : dès qu’il me voyait jeter par la fenêtre le petit pot contenant ma nourriture et saisir mon chapelet pour compter les prosternations, il devinait que je ne plaisantais pas, que je m’apprêtais à remporter sur lui une nouvelle victoire, et il prenait la fuite. Il a une peur terrible de procurer à l’homme la joie d’un triomphe.

— Soit, mettons… C’est vrai : vous l’avez vaincu, mais tout de même cela vous a coûté cher ?

— Bah ! Les mortifications que je m’imposais faisaient souffrir mon ennemi, mais moi je n’en éprouvais aucune gène.

— Et à présent vous vous êtes complètement débarrassé de lui ?

— Complètement.

—– Il a tout à fait cessé de vous apparaître ?

— Il ne se présente plus jamais sous la forme séductrice d’une femme, et, si parfois il se montre encore dans quelque coin de ma cellule, c’est sous l’aspect le plus pitoyable : il piaule, il gémit comme un petit cochon de lait. Maintenant je ne tourmente même plus le vaurien, je me contente de faire un signe de croix et une prosternation : il n’en faut pas plus pour le réduire au silence.

— Allons, c’est bien heureux que vous soyez quitte de tout cela.

— Oui, j’ai triomphé du grand tentateur, mais, je vous l’avouerai, — quoique ce soit contre la règle, —j’ai eu plus d’ennuis encore avec les petits diables.

— Est-ce qu’ils se sont aussi acharnés après vous ?

— Comment donc ! C’est possible que, hiérarchiquement, ils occupent la dernière place, mais ils n’en sont pas moins insupportables pour cela…

— Qu’est-ce qu’ils vous font donc ?

— Voyez-vous, ce sont des gamins ; leur nombre est très grand en enfer et, comme ils ne trouvent pas là une besogne suffisante, ils se font envoyer sur la terre où ils s’exercent au métier de brouillons et commettent toutes sortes de polissonneries. Plus un homme veut remplir sérieusement les devoirs de son état, plus ils lui suscitent de contrariétés.

— Comment peuvent-ils faire pour cela ?

— Par exemple, ils placent sournoisement quelque chose à côté de vous. Vous ne l’avez pas remarqué, vous culbutez ou cassez cet objet, et par là vous mettez quelqu’un en colère. C’est un bonheur pour eux, ils sont enchantés, ils battent des mains et courent dire à leur patron : « Nous avons causé du désordre, donne-nous un petit grosch, nous l’avons bien gagné. » Voilà le but de leurs efforts… Des enfants, quoi !

— Dans votre vie, en particulier, quel trouble ont-ils réussi à apporter ?

— Je vais vous citer un cas. Il arriva qu’un Juif se pendit dans un bois voisin de notre couvent. Tous les novices se mirent à dire que c’était Judas, et que la nuit il errait en soupirant dans le monastère ; le fait était attesté par de nombreux témoins. Moi, cela ne me faisait ni chaud ni froid, car je me disais : « Ce n’est qu’un Juif de moins et il en reste encore bien assez chez nous. » Mais une nuit, comme j’étais couché à l’écurie, j’entends tout à coup un bruit de pas ; quelqu’un s’approche de la porte, passe sa trogne par-dessus la solive transversale et soupire. Je murmure une prière, mais je n’en suis pas plus avancé : le visiteur reste toujours là. Je fais le signe de la croix : il ne bouge pas et continue à soupirer. « Eh bien ! lui dis-je, qu’est-ce que tu me veux ? Il ne m’est pas permis de prier pour toi, attendu que tu es Juif, et, quand même tu ne le serais pas, je ne puis prier pour les suicidés. Laisse-moi donc, va-t’en dans le bois ou dans le désert. » Je prononçai ensuite la formule des exorcismes, il s’en alla et je me rendormis. Mais, la nuit suivante, le drôle reparaît, toujours soupirant… il m’empêche de dormir et s’obstine à rester là. C’était à perdre patience ! « Coquin, pensai-je, il n’y a donc pas assez de place pour toi dans le bois ou sur le parvis de l’église, que tu reviens encore te fourrer ici dans mon écurie ? Allons, décidément, il faut que je trouve un bon moyen de me débarrasser de toi ! » Le lendemain, je pris un morceau de charbon, je traçai une grande croix sur la porte et, quand arriva la nuit, je me couchai tranquillement, persuadé que désormais il ne reviendrait plus. Mais à peine commençais-je à m’assoupir qu’il se montra de nouveau, poussant ses éternels soupirs. « Le scélérat ! fis-je mentalement ; il est impossible de se défaire de lui ! » Pendant toute la nuit, il m’effraya ainsi par sa présence. Au lever du jour, dès que j’entendis la cloche sonner matines, je sautai à bas de mon lit et m’élançai hors de l’écurie. Je voulais aller me plaindre au prieur, mais, en chemin, je rencontrai le sonneur, le frère Diomède, qui me dit :

— Pourquoi as-tu une mine si effarée ?

Je lui racontai l’apparition qui m’avait inquiété tout le long de la nuit et au sujet de laquelle je me rendais chez le prieur.

— N’y va pas, me conseilla-t-il, — hier le prieur s’est fait poser une sangsue sur le nez et il est aujourd’hui d’une humeur massacrante ; il ne te sera d’aucun secours dans cette affaire. Mais, si tu veux, je puis te prêter une assistance beaucoup plus efficace que ne le serait la sienne.

— Ah ! je t’en prie, rends-moi ce service, répondis-je.— En retour, je te donnerai une vieille paire de mitaines chaudes, tu te trouveras bien de les avoir pour sonner la cloche en hiver.

— C’est entendu, fit-il.

Je lui donnai les mitaines en question et il alla me chercher au clocher une ancienne porte de l’église sur laquelle était représenté l’apôtre saint Pierre tenant dans ses mains les clés du royaume céleste.

— Voilà, me dit le frère Diomède, — le plus important ici, ce sont les clés : tu n’as qu’à te barricader avec cette porte et personne ne la franchira.

Peu s’en fallut que, dans ma joie, je ne me prosternasse à ses pieds. « Mais, pensai-je, au lieu de me faire de cette porte un rempart momentané, il vaut mieux que je l’adapte solidement à l’entrée de l’écurie ; comme cela, elle sera toujours une défense pour moi. » Je passe toute la journée à accomplir ce travail que j’exécute le mieux possible. La nuit venue, je me couche et je m’endors. Eh bien ! figurez-vous que je suis encore réveillé par des soupirs ! J’en crois à peine mes oreilles, je me demande si la chose est possible. Pour tant, il n’y a pas à dire, le visiteur nocturne est là, il soupire, je l’entends ; il soupire et même il ne se contente pas de soupirer, il heurte à la porte… L’ancienne se fermait intérieurement, mais celle-ci, comme elle m’inspirait surtout confiance par son caractère religieux, je n’y avais pas mis de serrure ; d’ailleurs, je n’en avais pas eu le temps. Il la pousse avec une audace croissante et, à la fin, je vois son museau passer par l’entrebâillure ; seulement alors la porte revient sur elle-même et le repousse avec force ; il fait un saut en arrière et, sans doute, se frotte la tête ; puis le museau reparaît, toujours plus audacieux ; il est vrai qu’il reçoit alors une nouvelle chiquenaude, mieux appliquée encore que la première….. « Allons, me dis-je, il a eu mal, ce sera une leçon pour lui ; à l’avenir il me laissera tranquille. » Là-dessus je me rendors, mais au bout de peu d’instants le drôle revient à la charge, et cette fois il emploie un nouveau truc. Au lieu de foncer carrément sur la porte, il l’écarte tout doucement avec ses cornes ; j’avais un bonnet de fourrure sur la tête, il se permet de me décoiffer et s’approche de mon oreille… C’était plus d’insolence que je n’en pouvais souffrir : je saisis une hache qui se trouvait sous mon lit et à peine en ai-je frappé l’intrus qu’un mugissement se fait entendre, puis je perçois le bruit d’une lourde chute. « Allons, pensai-je, tu as ton compte ! » Mais quelle surprise pour moi quand, au lever du jour, je ne vis personne dans l’écurie, pas de Juif ! C’était un tour de ces coquins de petits diables : ils avaient mis à sa place la vache du monastère.

— Et vous l’aviez blessée ?

— C’est-à-dire que je lui avais fendu la tête ! De là un émoi terrible dans le monastère.

— Sans doute cela vous a attiré des désagréments ?

— Oui ; le père igoumène dit que toutes ces visions m’apparaissaient, parce que je n’allais pas assez souvent à l’église ; en conséquence il me retira mes fonctions de cocher et décida que désormais je resterais en permanence près de la grille pour allumer les bougies. Mais, dans mon nouvel emploi, je fus tracassé plus que jamais par ces vilains petits diables, et finalement je leur dus de sérieux ennuis. Le jour du Sauveur mouillé[14], aux premières vêpres, pendant la bénédiction des pains, le père igoumène et les moines prêtres se tenaient au milieu du temple, comme l’exigeait la cérémonie ; une vieille dévote venue en pèlerinage me donna une petite bougie en me priant de l’allumer à l’occasion de la fête. Je m’approchai du lutrin et, au moment où je voulais poser cette bougie devant l’image du « Sauveur sur les Eaux », j’en fis tomber une autre. Comme je me mettais en devoir de réparer ma maladresse, voilà que je fais choir encore deux bougies. Je les ramasse et, tandis que je suis en train de les replacer, il en tombe quatre. « Allons, pensé-je en hochant la tête, ce sont encore assurément les petits coquins qui me jouent ce tour-là !… » Je me baisse pour ramasser au plus vite les bougies tombées, mais en me redressant je heurte avec ma nuque le candélabre et de nouvelles bougies roulent sur le sol. Cette fois, je me fâche : « Eh bien ! fais-je à part moi, s’ils poussent l’effronterie jusque-là, j’aime mieux tout culbuter moi-même ; » et d’un mouvement brusque je jette par terre toutes les bougies restées en place.

— Quelles furent pour vous les suites de cet incident ?

— On voulut à ce propos me mettre en jugement, mais l’ascète Sisoï prit ma défense. C’est un vieux religieux presque aveugle qui habite chez nous dans une hutte de terre. « Pourquoi, dit-il, le jugeriez-vous puisque ce sont les serviteurs de Satan qui l’ont troublé ? » Le père igoumène se rendit à son avis, et, sans me faire passer en jugement, ordonna de m’enfermer dans une cave vide.

— Vous êtes resté là longtemps ?

— Le père igoumène n’avait pas fixé la durée de ma réclusion, il avait seulement dit de m’ « enfermer ». Je restai là tout l’été, jusqu’aux premières gelées de l’automne.

— Vous avez dû bien vous ennuyer dans cette cave ? Sans doute vous étiez là aussi malheureux, si pas plus, que dans la steppe ?

— Oh ! non, ce n’était pas à comparer ! Là, j’entendais la cloche de l’église, je recevais la visite de mes confrères : ils s’approchaient du soupirail et nous causions. De plus, je moulais du sel pour la cuisine : sur l’ordre du père économe, on m’avait fait passer une meule au bout d’une corde. Non, il n’y avait pas de comparaison avec la steppe ou un autre endroit.

— C’est assurément à cause du froid qu’on vous fit sortir de là quand il commença à geler ?

— Non, ce n’est pas à cause du froid, mais pour une autre raison, parce que je m’étais mis à prophétiser.

— À prophétiser ?

— Oui. Dans la cave, le découragement finit par s’emparer de moi ; je songeais avec douleur que mon esprit était très faible, que j’avais déjà eu beaucoup à souffrir par suite de cela, et que je ne faisais aucun progrès dans la perfection. Je m’adressai donc par l’entremise d’un novice à l’un de nos moines les plus éclairés ; je lui fis demander si je pouvais prier Dieu pour qu’il m’envoyât un autre esprit plus approprié à mon état. Voici quelle fut sa réponse : « Qu’il prie comme on doit le faire, et alors qu’il attende ce qu’on ne peut attendre. » Je me conformai à cette instruction : pendant trois nuits je restai à genoux dans ma cave, et j’élevai ma prière vers le ciel ; ensuite j’en attendis l’effet dans mon âme. Mais notre monastère possédait un autre religieux nommé Gérontii, homme fort érudit qui avait toutes sortes de livres et de journaux. Il me prêta un jour la vie de sa sainteté Tikhon de Zadonsk et, chaque fois qu’il venait à passer près de ma cave, il ne manquait jamais de me jeter un journal qu’il tirait de dessous sa robe.

— Lis, me disait-il, — et vois ce qu’il y a d’intéressant : dans ton trou ce sera une distraction pour toi.

En attendant que ma prière fût exaucée, ce dont je n’avais pas l’espoir, je m’adonnai à la lecture ; quand j’avais moulu tout le sel que je devais moudre, je me mettais à lire. Je commençai par la biographie de sa sainteté Tikhon. Il y est dit que le bienheureux reçut un jour dans sa cellule la visite de la très sainte mère de Dieu accompagnée des apôtres Pierre et Paul. Il pria la Vierge de prolonger la paix sur la terre, et l’apôtre Paul lui apprit alors quel signe précéderait la fin de la paix. « Quand, dit-il, tous les hommes parleront de la paix et en affirmeront le maintien, c’est alors qu’arrivera soudain la destruction universelle. » Je méditai profondément sur ces paroles de l’apôtre. Je fus d’abord longtemps sans comprendre le sens de la révélation faite par saint Paul au bienheureux. À la fin, je lus dans les journaux que partout, à l’étranger comme chez nous, la paix universelle était dans toutes les bouches. Alors, ma prière fut exaucée et je compris tout à coup que nous approchions du moment prédit : « Quand on parlera de la paix, arrivera soudain la destruction universelle. » Effrayé pour les Russes, mes compatriotes, je me mis à prier et, les larmes aux yeux, j’exhortai à la prière tous ceux qui venaient causer avec moi par le soupirail delà cave. « Priez, leur disais-je, pour que notre tsar soumette tous ses ennemis et adversaires, car la destruction universelle est proche. » Le don des larmes m’avait été accordé et avec une abondance extraordinaire !… je pleurais toujours sur la patrie. On rapporta cela au père igoumène. « Notre Izmaïl, lui dit-on, ne fait que pleurer dans la cave et prédire la guerre. » À cette nouvelle, le père igoumène ordonna de me transférer dans une izba du potager et déplacer près de moi l’image du Bon silence qui représente le Sauveur, non dans l’appareil du Dieu des armées, mais sous la forme d’un ange doux et tranquille, les ailes repliées, les bras croisés sur la poitrine. On m’enjoignit de faire chaque jour des prosternations devant cette image jusqu’à ce que l’esprit qui parlait en moi cessât de prophétiser ; puis on m’enferma avec l’icône dans l’izba, et j’y restai cloîtré jusqu’au printemps. Pendant toute la durée de ma réclusion, je ne cessai de prier le Bon silence, mais dès que j’apercevais quelqu’un, l’esprit se réveillait en moi et je parlais. En fin de compte, l’igoumène chargea un médecin d’examiner mon état mental.

Le docteur me fit une longue visite au cours de laquelle je lui racontai toute mon histoire comme vous venez de l’entendre. Lorsque j’eus terminé mon récit, il lança un jet de salive.

— Quel tambour tu es, mon ami ! observa-t-il ; — on t’a battu, battu sans pouvoir venir à bout de toi.

— Que faire ? répondis-je ; — sans doute il faut qu’il en soit ainsi.

Après s’être longuement entretenu avec moi, il dit à l’igoumène :

— Je ne saurais me prononcer sur son cas. Est-ce un niais, un fou ou un véritable prophète ? Vous êtes plus compétent que moi pour décider la question, mais voici mon avis : faites-le voyager, il a peut-être mené une existence trop sédentaire.

On eut égard à l’avis du docteur et maintenant je vais en pèlerinage à Solovetsk. Moi qui ai été partout, je n’ai pas encore vu les tombeaux de Savvatii et de Zosime, et je tiens à les visiter avant de mourir.

— Pourquoi dites-vous : « avant de mourir » ? Est-ce que vous êtes malade ?

— Non, je ne suis pas malade, mais je me place toujours dans l’hypothèse d’une guerre prochaine.

— Permettez : ainsi, vous parlez encore de la guerre ?

— Oui.

— Alors le Bon silence ne vous a pas servi à grand’chose ?

— Je ne puis pas savoir : je me contiens autant que possible, je tâche de me taire, mais l’esprit est plus fort que moi.

— Qu’est-ce qu’il vous dit donc ?

— Il répète toujours la même exhortation : « Arme-toi ! »

— Est-ce que vous vous disposez à aller vous-même faire la guerre ?

— Mais comment donc ? Certainement ! J’ai le plus grand désir de mourir pour le peuple.

— Bah ! Vous irez combattre en froc et en soutane ?

— Non, je quitterai alors l’habit monastique et je revêtirai l’uniforme.

Ayant ainsi parlé, le voyageur enchanté, comme s’il se trouvait encore sous l’influence de l’esprit prophétique, s’absorba dans une méditation silencieuse, qu’aucun de nous ne se permit d’interrompre par une nouvelle question. D’ailleurs, qu’aurions-nous pu encore lui demander ? Son passé, il venait de nous le raconter avec toute la sincérité de son âme ingénue. Quant à ses prédictions, elles restent pour le moment dans la main de Celui qui cache ses décrets aux sages et qui parfois seulement les découvre aux enfants.

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en juin 2010 et sur le site de la Bibliothèque en décembre 2010.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Ce mot qui signifie maître ou seigneur est un titre donné en Russie aux membres du haut clergé.

[2] Mot que les cochers disent pour arrêter leurs chevaux.

[3] Le verchok = 0m, 04445.

[4] Sorte de surtout court que portent les peuples du Caucase.

[5] Nous avons dû renoncer à faire passer en français l’altération que forment dans le texte les adjectifs tchaïnaïa (à thé) et ottchaiannaïa (brûlée).

[6] Figure de la plaska qui consiste à se précipiter aux pieds de sa dame et à reprendre ensuite brusquement la position verticale.

[7] Sorte de planton ou d’ordonnance.

[8] Campement de Tsiganes.

[9] À Nijni Novgorod.

[10] Lettre russe qui correspond au e grec.

[11] Noms slavons des lettres b, p et k.

[12] Nom que portait la lettre ph dans l’ancien alphabet russe.

[13] Titre donné aux employés qui appartiennent à la dixième classe du tchin.

[14] Fête qui se célèbre à l’ouverture du carême de l’Assomption.